10 Septembre : le retour du complotisme d’en haut

Un gilet jaune levant les bras : serait-il un représentant du complotisme d'en bas ?

C’est le grand retour de la «menace russe» pour tenter de discréditer le mouvement social. Le 29 août, la chaîne LCI du milliardaire Martin Bouygues, meilleur ami de Nicolas Sarkozy, a lancé la charge contre la mobilisation annoncée le 10 septembre : ce mouvement serait en fait un complot à grande échelle.

La chaîne, par ailleurs coutumière des fake news, notamment sur la question palestinienne, titre cette question anxiogène : «Des réseaux russes derrière le mouvement ‘Bloquons tout’ du 10 septembre ?» LCI donne immédiatement la réponse : oui. Le média dénonce une «origine nébuleuse» des «appels à la mobilisation» qui auraient été «très vite relayés et mis en avant par des réseaux russes» et qui permettraient à «Moscou de déstabiliser la France».

Les dizaines de millions de français qui disent soutenir le mouvement, les milliers de personnes qui se retrouvent en assemblée générale et les innombrables actions qui se préparent seraient donc pilotées en sous-main par Moscou. Poutine, actuellement embourbé en Ukraine, serait décidément très efficace pour organiser des manifs. On note que les grands reporters de LCI n’ont pas été capables d’enquêter en 10 ans sur les financements réellement «nébuleux» de Macron, ni sur les différentes affaires de corruption au sommet de l’État, mais auraient déniché en quelques jours une opération tentaculaire pour provoquer une révolte en France.

Cette théorie du complot n’est pas seulement stupide, elle reflète la vision du monde des puissants. Pour eux, la population n’a aucune bonne raison de se révolter, et lorsqu’elle s’organise spontanément, par en bas, c’est forcément le fruit d’une puissance occulte. Cela dit deux choses : pour les dominants, la plèbe est trop stupide pour se révolter par elle-même. Surtout, la révolte n’aurait aucun motif, elle sortirait de nulle part, comme si l’austérité et les politiques de Macron n’étaient pas la cause d’un mouvement de colère : il faut forcément trouver une explication extérieure.

Lors du soulèvement des Gilets jaunes, il y a 7 ans déjà, l’ensemble des médias avait déjà aboyé mot pour mot la même théorie. Le 10 décembre 2018, La Croix titrait : «Gilets jaunes, des comptes russes attisent les braises sur Twitter». La veille, Libération publiait : «Gilets jaunes : soupçons d’ingérence en réseaux». Le 5 janvier 2029, Le Monde poursuivait «La chaîne russe RT surfe sur le mouvement des gilets jaunes». Au même moment, des responsables LREM «ne cachaient plus leur soupçon vis-à-vis d’une éventuelle ingérence russe» derrière le mouvement. Des millions de personnes dans les rues, des blocages par milliers, une auto-organisation inédite : mais non, ce serait une obscur opération du FSB.

On entend souvent l’accusation de «complotisme» envers quiconque remet en doute le récit officiel, mais les élites ne se privent pas pour diffuser leur propre complotisme dès que le réel ne leur convient pas. À l’été 2018, Macron insinuait que l’affaire Benalla était un «coup monté». Interrogé par un journaliste, il affirmait : «Il y a des gens qui avaient intérêt à ce que ça sorte deux mois et demi plus tard, après la Coupe du monde de football».

En 2020, plusieurs responsables du gouvernement déclaraient que le COVID présentait «un risque très faible», puis que «les masques ne servent à rien», avant d’imposer le Pass sanitaire et autres mesures liberticides au nom de la pandémie. Dès 2021, la ministre de l’Enseignement supérieur déclarait que «l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable». Le ministre de l’éducation évoquait même les «complicités intellectuelles du terrorisme». Un refrain désormais largement repris par la classe politique et les médias, sans l’ombre d’un élément factuel.

William Audureau, «spécialiste du complotisme» et des fake news au journal Le Monde, déclarait sur un plateau de télévision : «On peut très bien dire que le marxisme qui imagine une opposition un peu manichéenne entre grand capital et prolétariat est le socle» d’une pensée complotiste.

À l’inverse, durant toute la campagne présidentielle, la théorie raciste et complotiste du grand remplacement a été relayée par la majorité du spectre politique sans réelle contradiction. En avril 2022, a propos du scandale autour du cabinet Mc Kinsey, le porte-parole macroniste Gabriel Attal parlait alors de «complotisme». Bernard Henry Levy y voyait aussi de «l’antiaméricanisme».

Il s’agit, à travers ces accusations, de contrôler le récit. En mai 2019, le patron de Facebook Mark Zuckerberg est à Paris et rencontre le président Emmanuel Macron à l’Élysée pour discuter «des moyens de lutter contre les contenus haineux sur Internet». Le gouvernement annonce peu après que Facebook s’engage à délivrer systématiquement les adresses IP lorsque la justice française le lui demande.

Les plateformes ont depuis censuré des milliers de vidéos de violences policières, ou mis des bandeaux mentionnant un «contenu choquant» pour éviter que les internautes ne les regardent. En 2020, des comptes critiques de la gestion de la pandémie ont été fermés, et la totalité des publications relatives au COVID comportent un message d’alerte, imposé par Facebook, et renvoyant vers des sources officielles. En 2023 comme en 2024, des contenus concernant la mort de Nahel, la Kanaky ou la Palestine sont sévèrement censurés. Ce sont des multinationales privées qui fixent ce qui est vrai ou faux, ce qui peut être dit ou pas, qui est dans le camp du «bien» ou du «mal».

Le 11 janvier 2022, une commission rendait un rapport à Emmanuel Macron destiné à lutter contre les fake news et le complotisme. Il préconisait de pouvoir «stopper la diffusion massive d’un contenu susceptible de véhiculer une fausse nouvelle pouvant troubler l’ordre public». Contrôler la vérité, pour maintenir l’ordre.

À la tête des 14 «experts» se trouvait le sociologue Gérald Bronner. Ce dernier est membre du Conseil scientifique d’Areva, du conseil médical d’EDF et délégué du syndicat patronal de la métallurgie. Il a aussi dirigé une boîte de Conseil avec une ex-DRH d’Arcelor-Mital. Dans un ouvrage baptisé «Le danger sociologique», Gérald Bronner écrivait que la théorie de la domination du sociologue de gauche Bourdieu inspire les «conspirationnistes» et les théories d’extrême droite. Dans un autre ouvrage, il dénonçait le principe de précaution en matière d’innovations et «l’écologie de la peur». L’un des membres de sa commission est le professeur de médecine Guy Vallancien, sanctionné par l’Ordre des médecins pour avoir rédigé un faux, et mis en cause pour avoir «nié la gravité» de l’affaire du médicament Mediator.

Ainsi s’opère une alliance intellectuelle entre le patronat, les politiciens néoliberaux et les promoteurs d’un techno-fascisme qui n’est en fait ni scientifique, ni social, ni écologique. Ces gens se moquent de la vérité, et construisent des narratifs pour conserver leur hégémonie. Par une formidable inversion, les adeptes du progrès néolibéral veulent imposer leur récit, au nom de l’anticomplotisme, mais considèrent la moindre contestation de leur domination comme un complot.

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