Le 9 décembre 1893, la dynamite à la chambre des députés


«J’aurai la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer la richesse sociale».


La bombe d'Auguste Vaillant explose à l'Assemblée.

Le discours des dominants qui ânonnent que les manifestants et manifestantes d’aujourd’hui font preuve d’un niveau de violence jamais atteint ont volontairement la mémoire courte. Si de nos jours la moindre vitrine brisée ou le moindre caillou envoyé vers les forces de l’ordre semblent terroriser la bourgeoisie, il serait bon de lui rappeler qu’au contraire, elle est traitée aujourd’hui avec encore beaucoup trop d’égards. Un peu d’histoire.

Le 9 décembre 1893, à 16h, une bombe explose à la chambre des députés. Aucun mort n’est à déplorer, seule une soixantaine de blessés sont recensés. Tuer n’était pas le but d’Auguste Vaillant, l’anarchiste qui revendique l’attentat et est arrêté avec vingt autres personnes. Né en 1861 dans les Ardennes, fils d’un gendarme qui l’a abandonné, il vit dans la misère et finit par monter à Paris, où il se rallie aux idées socialistes, puis à l’anarchisme.

La propagande par le fait

Depuis les années 1870 les anarchistes, qui ont payé le prix fort de la répression de la Commune de Paris, se tournent vers une nouvelle forme de lutte : la propagande par le fait. Autrement dit : «la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite» selon les mots de Pierre Kropotkine dans Le Révolté, en 1880. En 1881 se tient à Londres un Congrès international qui donne ses bases à la propagande par le fait et l’action insurrectionnelle.

Dans une période de révolution industrielle marquée par une explosion des inégalités et une misère absolue du prolétariat urbain, l’idée est de déstabiliser l’ordre bourgeois et d’en dévoiler les failles. Dès lors, les attentats se multiplient en France et dans le monde. Jean Maitron, historien du mouvement ouvrier et grand spécialiste de l’anarchisme, parlera même «d’épidémie terroriste». Dans les journaux anarchistes, qui sont légion à l’époque, on retrouve d’ailleurs couramment des instructions sur comment utiliser de la dynamite, dans des rubriques intitulées «Études scientifiques», «Produits antibourgeois» ou «Arsenal scientifique». L’anarchiste Jean Grave dira «Tous, plus ou moins – plutôt plus que moins – nous rêvions bombes, attentats, actes ‘éclatants’ capables de saper la société bourgeoise».

Parmi les exemples les plus connus : le 13 mars 1881, l’organisation anarchiste russe Narodnaïa Volia assassine l’empereur Alexandre II. Le 28 septembre 1883, August Reinsdorf, Küchler et Rupsch organisent un attentat contre Guillaume Ier, empereur d’Allemagne. Le 27 mars 1892, Ravachol vise l’immeuble de l’avocat général Bulot, chargé du ministère public. Le 8 novembre 1892, c’est l’attentat commis par Émile Henry, qui fait sauter commissariat de la rue des Bons-Enfants à Paris. Le 13 novembre 1893, Léon-Jules Léauthier poignarde par hasard le diplomate serbe Rista Georgevitch, avenue de l’Opéra, motivé par la volonté de «crever un bourgeois». Le 24 juin 1894, Sante Geronimo Caserio assassine le président de la République française Sadi Carnot. Le 29 juillet 1900, c’est l’assassinat du roi d’Italie Humbert 1er par Gaetano Bresci. Le 6 septembre 1901, le président des États-Unis William McKinley est abattu par Leon Czolgosz.

Ces attentats spectaculaires visant les puissants font la Une de l’actualité et provoquent une très forte réaction. La répression des anarchistes jette les bases de la police moderne, de nouvelles méthodes d’enquêtes et de criminologie notamment.

Le procès d’Auguste Vaillant

Mais revenons à l’explosion à l’Assemblée Nationale. Le 10 janvier 1894, le procès d’Auguste Vaillant démarre. Ses propos sont retranscrits dans le Petit journal : «Messieurs, dans quelques minutes vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j’aurai la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer la richesse sociale […] Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j’ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales». Vaillant explique que sa bombe est «le cri de toute une classe qui revendique ses droits», et assure ne pas avoir eu la volonté de tuer, seulement de blesser. Malgré tout, la sentence tombe : il est condamné à mort.

Sa fille Sidonie écrit une lettre à Sadi Carnot, et une soixantaine de députés demandent sa grâce, en vain : il est guillotiné le 5 février. Si la justice et la presse bourgeoise refusent de retenir le caractère politique de son geste, il n’en va pas de même pour la presse anarchiste. On peut lire dans le Père Peinard : «La marmitade de Vaillant à l’Aquarium a secoué les puces à la racaille gouvernementale». Une chanson, La complainte de Vaillant, est composée par les auteurs Xan-Neuf et Charles Spencer, et devient l’hymne des anarchistes.

L’instauration des lois scélérates

Les représailles du régime sont féroces. Un ensemble de trois lois, surnommées «lois scélérates», est voté dans la foulée par le Parlement. Le 11 décembre 1893, une modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse condamne l’incitation à la violence, et autorise les arrestations préventives.

Quelques jours plus tard, c’est le concept d’association de malfaiteurs qui est inventé : «Toute association formée, quelle que soit la durée ou le nombre de ses membres, toute entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, constituent un crime contre la paix publique», afin de pouvoir criminaliser non seulement les membres mais aussi les sympathisants de tout groupement considéré comme anarchiste.

Cette loi va jusqu’à encourager la délation : «Les personnes qui se seront rendues coupables du crime, mentionné dans le présent article seront exemptes de peine si, avant toute poursuite, elles ont révélé aux autorités constituées l’entente établie ou fait connaître l’existence de l’association».

La dernière loi scélérate survient le 28 juillet 1894, intitulée «Loi tendant à réprimer les Menées Anarchistes». Elle introduit la notion d’apologie, et interdit toute forme de propagande anarchiste. Les services de renseignement commencent le fichage de toute personne soupçonnée d’appartenir au mouvement anarchiste, mais aussi les sans domicile fixe. Ce sont ces lois scélérates qui ont inspiré les lois anti-terroristes qui servent encore aujourd’hui à criminaliser et réprimer les mouvements sociaux.

Cette répression terrible marque l’échec de la stratégie des attentats, et elle conduira le milieu libertaire à s’engager dans une autre voie, celle de l’anarcho-syndicalisme. Un militantisme qui ne rejette pas la violence ni les émeutes, mais qui veut organiser la classe ouvrière dans des structures autonomes : les syndicats. Il s’agit de défendre les intérêts immédiats des travailleurs et des travailleuses, mais aussi de préparer la révolution de manière organisée, sans Parti ni institution, pour abolir l’État et le travail salarié. C’est ainsi que naîtra la CGT et que seront créées les Bourses du Travail.

Quand on ne laisse aucune alternative au désespoir social, c’est la violence qui revient en boomerang. C’est ainsi qu’en décembre 2024, Luigi Mangione, Américain de 26 ans, avait assassiné Brian Thompson – PDG de la plus importante compagnie d’assurance américaine, Unitedhealth. Sur les douilles des balles tirées sur l’homme d’affaire, 3 mots : « Deny, defend, depose ». Soit les mots utilisés par l’assurance pour refuser de rembourser les clients, condamnés à mort par incapacité à payer leurs soins.

À l’heure où l’on entend parler «d’écoterrorisme» pour de simples manifestations un peu agitées, et «d’apologie du terrorisme» pour de banals soutiens à la Palestine, les bourgeois devraient prendre des cours d’histoire. Les révoltées d’hier étaient bien plus ardents. Et aujourd’hui, les recettes de bombes artisanales ne sont plus publiées dans les colonnes de la presse indépendante…

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