Tir de grenade : récit du procès d’un CRS mutileur


Reportage dessiné : jour 2 (le jour 1 est à lire ici)


Mardi 13/12, le procès du policier qui a mutilé Laurent Théron en tirant une grenade de désencerclement le 15 septembre 2016 à Paris continue. Le tireur comparait en Cour d’Assises durant trois jours, un procès rare et emblématique.

Une première experte invitée à la barre se trompe de dossier, elle parle d’un autre blessé. Moment de gêne. La séance est suspendue. Un spécialiste balistique explique l’usage théorique de la grenade et souligne que le tir d’Alexandre Mathieu était totalement interdit. L’avocat du policier tente de faire croire que la grenade était trop vieille, donc trop puissante, une nouvelle tentative d’embrouiller les jurés. L’expert répond qu’un lot plus vieux aurait explosé moins fort. La première intervenante, ophtalmologiste, a retrouvé le bon dossier et revient en détail sur les conséquences d’un éborgnement. C’est rude.

Puis c’est au tour de Laurent de venir témoigner. Une intervention digne et puissante. Il raconte le tournant dans sa vie qu’à été cette mutilation, puis s’adresse au policier Alexandre Mathieu. Il répond à la lettre d’excuses qu’avait envoyé celui qui l’a mutilé. Il n’accorde pas son pardon, mais refuse de réclamer de la prison pour son bourreau, car il est trop amoureux de la liberté pour demander de l’enfermement. Il aimerait que le tireur soit révoqué de la police. Alors que Laurent veut élargir son propos aux autres blessés, la présidente le coupe. Elle refuse toute analyse de l’affaire autre que victimaire : il ne faut parler que du 15 septembre 2016, et pas des innombrables autres cas. Encore moins des violences d’État en général.

Trois témoins viennent à la barre, à la demande de Laurent. Deux ont été gravement blessés par la police, et chacun maîtrise parfaitement le sujet des violences policières. Mais la juge leur coupe la parole, interdit à nouveau toute analyse globale. C’est un moment frustrant, car c’était l’occasion de politiser la question des armes de répression. Malgré les interruptions, il est question d’armes destinées à terroriser, de l’usage exponentiel de ces grenades, d’impunité… Mais c’est trop court pour être satisfaisant.

Après la pause de midi, l’ambiance change complètement : une série de policiers vont se succéder pendant plus de 7 heures à la barre ! Contrairement à la fin de matinée, la juge les laisse s’épancher longuement, sans jamais les interrompre, pour débiter des mensonges éhontés.

Les 7 policiers sont invités à «développer tout ce qui vous semble être utile au procès». Un commissaire parle d’une «pluie de cocktails Molotov tout au long de la manifestation», et même de policiers qui s’embrasent, d’une violence jamais vue en 20 ans de métier. Une affirmation mensongère, qu’aucun élément du dossier ne corrobore : au contraire, la vidéo du tir montre une foule très dispersée et parfaitement calme, agressée par des CRS. Rappelons que chaque témoin doit jurer juger de dire «toute la vérité». Et que le parjure devant une Cour d’Assises est, en principe, un délit.

Des CRS affirment tranquillement qu’une «nébuleuse» de «black blocs» a déchaussé des plaques de béton qui pèsent des centaines de kilos de la place de la République pour «écraser» des gendarmes coincés dans une bouche de métro, ou confectionné des barres cloutées, jeté des boules de pétanque et des pots de moutarde sur les forces de l’ordre. Les manifestants cherchaient ainsi, pour eux, à «tuer» des CRS. Le tir d’une grenade explosant au visage d’un homme non protégé est, quant à elle, un simple «incident».

Un CRS avait dénoncé dans son audition en 2016 le tir «non réglementaire» de son collègue : une grenade lancée en cloche alors qu’il n’y avait aucun danger. À la barre, il change complètement de version, prétend qu’il n’avait pas bien vu, qu’il était en retrait. Il est surveillé de près par les agents présents dans le public et une syndicaliste policière. Pas question de se lâcher : les policiers font bloc.

On apprend que le gradé sur le terrain, qui excitait l’unité de CRS concernée, est le commissaire Tomi, lié à la mafia Corse, devenu proche de Didier Lallement et connu pour ses innombrables violences contre des manifestants, dont certaines ont été filmées. Bizarrement, Tomi est absent de la procédure. Trop sulfureux.

Un autre agent avait prétendu, dans une ancienne audition de l’IGPN, que Laurent avait été touchée par une bombe lancée par des manifestants, et qu’il avait refusé d’être soigné, avant de donner une interview à BFM TV ! Il a beaucoup de mal à justifier un mensonge aussi grave à la barre, mais les magistrats font attention à ne pas trop le titiller.

Finalement, ce n’est plus le procès d’un policier éborgneur, mais une tribune de CRS et de commissaires qui ont appris par cœur un récit commun. Objectif : saturer l’esprit des jurés avec les mêmes éléments de langage répétés encore et encore et encore. On a plus entendu parler de cocktails Molotov que de grenades de désencerclement.

Apothéose avec l’intervention d’une psychiatre judiciaire en visioconférence. On s’attend à une expertise sur les séquelles psychologiques d’une blessure aussi grave, de l’impact mental d’une défiguration, de la reconstruction, de la réparation. Rien de tout ça. Elle dresse un portrait délirant de Laurent, présenté comme quelqu’un d’instable, qui a la «haine contre la police», en conflit avec son père, qui aurait été «désocialisé» et «sectaire» dans sa jeunesse en fréquentant le milieu punk. Elle livre des détails intimes sur sa vie de famille, mais ne parle jamais de la blessure en tant que telle… C’est le procès de la victime. Son avocate dénonce une nouvelle violence contre Laurent. Elle est largement applaudie. La juge s’énerve. Laurent quitte la salle.

Le mot de la fin est offert au policier Alexandre Mathieu. Avant, son avocat impose en dehors de toute procédure le visionnage d’une vidéo non sourcée, durant 10 secondes, sensée montrer la fameuse pluie de cocktails Molotov dont on a entendu parler durant de longues heures. Une flamme souffle aux pieds d’une ligne de CRS et touche, pendant un bref instant, le pantalon ignifugé d’un agent. Il aurait été «brûlé au deuxième degré». Ce type de brûlure est considérée comme superficielle. Sur internet, les médecins conseillent de l’apaiser avec de l’eau froide. Voici donc la tentative de «tuer» des fonctionnaires de police. La scène aurait eu lieu une heure avant le jet de grenade. Mais selon l’avocat, elle justifie tout le reste.

On entend longuement le policier tireur. En seulement 15 jours au sein des CRS, il a déjà eu le temps de réprimer des exilés à Calais, de patrouiller et d’éborgner un homme, avant même de démarrer sa formation. Il dit qu’il souffre de la situation. En jetant la grenade en l’air Place de la République, il dit avoir voulu «protéger la vie de ses hommes». Le procureur prend toutes les pincettes du monde pour lui faire admettre qu’il a peut être éventuellement, malgré l’immense difficulté de son métier et les violences inouïes qu’il a subi, commis une légère erreur de jugement. Pas question de céder. Le CRS affirme qu’il était en légitime défense, que c’était la guérilla urbaine, qu’il avait aperçu au loin des personnes avec des capuches noires qui voulaient probablement tuer des policiers. Sous l’uniforme il y a des pères de familles terrifiés, il a eu peur de laisser des enfants de CRS orphelins. Il devait donc impérativement tirer sur les grappes de syndicalistes et de passants qui s’apprêtaient à rentrer chez eux. Son seul regret : il a mal lancé la grenade, un peu trop en biais. Il pense «tous les jours à Laurent» mais ne regrette rien, car son tir a permis d’éloigner un groupe hostile. En réalité, c’est lui le héros de l’histoire.

Il est 21h30, une dizaine d’armoires à glace aux cranes rasés et aux cous épais quittent la salle avec le sourire. Les collègues de l’accusé. Le reste des personnes présentes sortent avec le cœur lourd face à une telle parodie de justice.


Dessins : Ana Pich’

Le troisième et dernier jour est à voir ici :

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