«La plus grande manifestation contre le fascisme que la Grande-Bretagne n’a jamais vu»

Le 4 Octobre 1936, une foule de 100.000 personnes est massée dans l’East End, le quartier juif de Londres contre un défilé fasciste. Dans Cable Street et les rues adjacentes, des barricades sont levées et le bruit des bombes artisanales jetées sur la police retentit. La milice de maintien de l’ordre parvient tant bien que mal à démanteler la première barricade au prix de quelques prisonniers, mais 130 mètres plus loin, elle se retrouve face à un second barrage : matériel de chantier ramassé ça et là, camion retourné, tout est bon pour repousser la peste fasciste et leurs suppléants en uniforme d’État.
Les policiers essayent difficilement de se frayer un chemin dans la rue mais ils se retrouvent vite au contact d’une foule nombreuse et décidée à empêcher la British Union of Fascists – BUF – de parader. Une pluie d’objets en tout genre s’abat depuis les fenêtres des immeubles, des billes sont jetées sur la route pour empêcher les chevaux de la Metropolitan Police, commandée par Philip Game, d’avancer. Finalement Mosley, le leader du BUF, arrive en retard. La police, malgré un effectif de 6000 agents, est débordée par la contre-manifestation antifasciste et doit se rendre à l’évidence : elle ne peut plus assurer la sécurité des 3000 hommes de Mosley, tous habillés en chemise noire pour l’occasion.
D’après Reg Weston, un militant communiste qui a participé à la mobilisation ce jour-là : «Un sentiment incroyable flottait dans l’air. Nous avions gagné. Les fascistes avaient été défaits et humiliés. La police aussi, et les autorités s’étaient montrées incapables de les protéger».
Un contexte historique de fascisation de l’Europe
Quand cette bataille légendaire de la lutte antifasciste survient au cœur de l’Angleterre, Hitler et Mussolini sont déjà au pouvoir, les Ligues prospèrent en France, la guerre d’Espagne débute et la Grande Dépression s’abat sur les USA. Au Royaume-Unis les conservateurs ont pris les commandes du gouvernement.
C’est dans ce contexte qu’Oswald Mosley, un riche homme politique issu de l’aristocratie anglaise, va créer à la suite d’une rencontre avec Mussolini en 1932 le British Union of Fascists, un parti ouvertement fasciste qui puise son inspiration dans la rhétorique de ses cousins continentaux. Ne faisant d’abord aucune référence aux juifs, c’est en nouant des relations avec Hitler qu’il développe un violent antisémitisme.
Le parti soutenu financièrement par le dictateur italien gagne en respectabilité et en taille : en 1934 il organise un meeting où 10.000 personnes sont rassemblées, en 1935 il compte 50.000 militants fascistes dans ses rangs. La propagande du parti trouve même sa voix au travers des pages du quotidien Daily Mail.
Dès sa création le parti se heurte lors de ses meetings à la résistance du Parti Communiste, mais c’est bien le 4 octobre 1936 qui fera date.
Une mobilisation massive
La date n’est pas choisie au hasard pour organiser cette parade dans les rues de la capitale : il s’agit du 4ème anniversaire de la création du parti. Une semaine avant, le BUF annonce publiquement que la marche aura lieu le dimanche qui suit. Des milliers d’hommes en chemise noire sont attendus pour marcher au cœur de l’East End londonien.
Pour la population à majorité juive du quartier, c’est la provocation de trop. Les habitants et habitantes, au travers du Jewish Peoples’s Council, s’organisent et une pétition récoltant plus de 100.000 signataires est transmise aux autorités. Mais cette dernière refuse d’annuler la parade au nom de la liberté d’expression. Pour le JPC il est désormais clair qu’il faudra faire sans l’aide de l’État.
À une époque où peu de gens possèdent une voiture, où la radio est une nouveauté et la TV n’existe pas, il faut tracter, faire du porte-à-porte, organiser des meetings. C’est ce que les gens feront à travers toute la ville. Côté presse, le quotidien Daily Worker agira comme organisateur principal et appellera «à la plus grande manifestation contre le fascisme que la Grande-Bretagne n’a jamais vu» dans la semaine.
Quant au Parti Communiste, alors très influent au sein des ouvriers, il va, à l’instar des leaders de la communauté juive, appeler dans un premier temps à éviter toute confrontation physique avec les militants du BUF. Scandalisée par cette décision la base du Parti arrivera finalement à faire fléchir ses dirigeants.
À une époque où les moyens de transport et de communication sont limités, et en très peu de temps, juifs, communistes, dockers irlandais, syndicalistes et anarchistes réussiront donc à s’unir pour une mobilisation sans précédent contre l’ennemi fasciste.
Que retenir de cette date ?
La bataille de Cable Street est avant tout une bataille entre les militants antifascistes et la police, bras armé de l’État. Ce dernier a montré qu’il était prêt à laisser un parti ouvertement antisémite parader fièrement dans ses rues au nom de la sacro-sainte «liberté d’expression».
Le BUF, tout au long de sa courte histoire et tout particulièrement pendant la semaine qui précède la manifestation, a reçu le soutien des libéraux et de leurs organes de presse. Dans les jours qui suivent les journaux condamnent la violence des 100.000 personnes mobilisées. Le narratif victimaire est favorable au parti fasciste.
Enfin, cette bataille est aussi le point de départ d’une vague de solidarité internationale : une partie des 2500 britanniques qui rejoindront les Brigades internationales pour lutter contre Franco en Espagne partent après cette grande mobilisation. Avec pas moins du quart de leur effectif décimé, ils paieront un lourd tribut lors de cette guerre, qui connaîtra malheureusement une toute autre fin que Cable Street…
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