Le gouvernement fait passer en force le report des élections, imposant sa logique coloniale et l’accord de Bougival pourtant rejeté par le peuple Kanak

Christian Tein, leader du FLNKS – Front de libération nationale kanak et socialiste – envoyait une lettre ouverte aux parlementaires français le 16 octobre dernier, leur demandant «solennellement de rejeter la proposition de loi organique relative au report des élections provinciales et la modification du corps électoral provincial». Ces élections devaient avoir lieu le 30 novembre.
Le 29 octobre, le Sénat a pourtant confirmé le report de ces élections, emboîtant le pas à l’Assemblée Nationale qui l’avait imposé à coup de motion de rejet préalable. Cela appuyait l’intention de maintenir la tutelle coloniale sur l’archipel. Il s’agit là d’un véritable recul historique par rapport aux accords de Nouméa de 1988.
Le contexte
Remontons un peu le temps : depuis décembre 2021 et le boycott du troisième référendum sur l’autodétermination du pays par les partis indépendantistes, la situation s’était tendue sur le plan politique. Et avec la crise du Covid-19, les inégalités, déjà ahurissantes sur le territoire, s’étaient encore creusées. 20% des habitants et habitantes de l’archipel vivent sous le seuil de pauvreté, le revenu médian des non-Kanak est deux fois plus élevé que celui des Kanak qui se trouvent marginalisés dans leur propre pays. Et les autochtones, qui voient arriver toujours plus de colons métropolitains, craignent d’être mis en minorité sur leur propre sol, ce qui empêcherait un processus vers l’indépendance.
À l’automne 2023, après l’échec des négociations pour sortir de cette impasse politique, le gouvernement français passe en force en annonçant unilatéralement une réforme constitutionnelle qui mettrait fin au gel du corps électoral sur l’archipel. Conséquence directe de cette décision : la représentation des Kanak parmi l’ensemble des personnes habilitées à voter aux élections provinciales serait encore amoindrie. C’est le point de départ d’une mobilisation populaire d’ampleur pour le pays.
En novembre 2023, l’Union Calédonienne, le principal parti politique au sein du FLNKS, réactive la CCAT – la Cellule de Coordination des Actions de Terrain, avec pour principale mission de préparer la mobilisation contre le projet de réforme constitutionnelle. La CCAT, bien qu’émanant d’un parti politique, va vite trouver une forme d’autonomie et va parvenir, à travers ses actions, à mobiliser une partie de la jeunesse kanak et de la société civile, pour qui les responsables politiques indépendantistes ont perdu de leur légitimité dans des discussions infructueuses avec l’État français. Des membres de syndicats comme l’USTKE (Union syndicale des Travailleurs Kanak et des exploités), habitués aux actions de blocages, se rallient également au mouvement.
C’est donc dans ce contexte chauffé à blanc que, le 14 mai 2024, l’Assemblée Nationale adopte le projet de réforme porté par le gouvernement, après être passé au Sénat. La suite, on la connaît… Plusieurs semaines d’une révolte populaire qui a paralysé l’ensemble de l’archipel et causé d’immenses dégâts, mais aussi d’une répression inouïe de l’État français. Le bilan humain est lourd : 13 personnes sont tuées, dont dix kanak (ainsi que deux gendarmes et un caldoche). En parallèle de la répression armée, l’État mobilise également l’arme judiciaire : selon le site histoirecoloniale.net, ce sont près de 1500 personnes qui ont été interpellées, dont 210 déférées devant un magistrat et 93 incarcérées.
Mais la mobilisation finit par payer : le 1er octobre 2024, l’éphémère premier ministre Michel Barnier annonce que le projet de réforme constitutionnelle est abandonné. Le changement de stratégie semble acté au sein de l’État : il ne s’agit plus de passer en force, mais de remettre les différents partis autour de la table des négociations. Mais l’État sait choisir ses interlocuteurs… Côté indépendantistes, on retrouve des partis politiques tels que le PALIKA (Parti de Libération Kanak) ou l’UPM (Union Progressive Mélanésienne), qui n’ont que timidement soutenu la mobilisation populaire contre le projet de réforme constitutionnelle, lui préférant des négociations politiques.
La puissance coloniale, par ce jeu d’invitation et de sélection d’interlocuteurs, peut ainsi museler toute voix «radicale» et proposer un accord qui ne vient aucunement répondre aux revendications du soulèvement de mai 2024, ni aux aspirations émancipatrices d’un peuple colonisé depuis 1853 et la date de «prise de possession» par la France. Ces négociations accouchent de l’accord de Bougival en juillet 2025.
Un accord pervers
La nomination de Lecornu au poste de Premier ministre faisait craindre le pire au peuple kanak, celui que le front de libération appelle le «Ministre des colonies par excellence». En décembre 2021 Sébastien Lecornu, alors ministre des Outre-Mer, avait fait pression pour organiser le 3ème et dernier référendum prévu par l’accord de Nouméa sur l’autodétermination du pays en décembre 2021, alors que le pays se remettait à peine de l’épidémie de Covid-19 et que les indépendantistes estimaient alors qu’il était impossible de mener campagne dans ces conditions.
L’accord de Bougival est un instrument de maintien de la domination coloniale. Cet accord de principe et projet politique, surnommé «pari de la confiance», loin d’ouvrir la voie à l’accession à la pleine souveraineté pour les Kanak et la Kanaky, sert à entériner la domination coloniale de la France puisque cette dernière en garderait le contrôle. Preuve de la victoire de la droite colonialiste, Sonia Backès, représentante des colons sur l’archipel, déclarait au JDD après la signature : «La Nouvelle-Calédonie reste et restera française !» Cet accord devrait entrer en vigueur via référendum en février 2026, et prévoit la création d’un «État de Nouvelle-Calédonie» et d’une nationalité néocalédonienne, mais conditionnée à la conservation de la nationalité française.
En réalité, les seules concessions faites sont des miettes : la création d’une charte de valeurs morales, et la refonte de certaines instances politiques fantoches. L’État français, lui, conserve les compétences régaliennes : la défense, la sécurité et l’ordre public, la justice et la monnaie. L’autodétermination est jetée à la poubelle. Les accords de Nouméa de 1998 prévoyaient pourtant le transfert de ces compétences. Ainsi, la France conserverait le pouvoir sur les forces de police qui ont si sévèrement réprimé la révolte kanak.
Autre mesure ô combien révélatrice du mépris de la métropole : le dégel du corps électoral, pourtant à l’origine même de la révolte de 2024, est entériné : pour les cruciales élections provinciales de 2026, le corps électoral sera élargi de 12.000 personnes non-Kanak nées sur le territoire, et aux électeurs justifiant de quinze ans de résidence.
Enfin, l’accord n’évoque pas le sort des centaines de Kanak qui ont subi la répression féroce de l’État colonial et ont parfois été déportés à 17.000 kilomètres de chez eux, en Métropole. Or comment négocier d’égal à égal avec un camp qui peut arbitrairement arrêter et emprisonner massivement l’autre ?
Le FLNKS a de son côté informé qu’il «rejette formellement le projet d’accord de Bougival, en raison de son incompatibilité avec les fondements et acquis de [sa] lutte» dès le mois d’août.
Le report des élections, un coup de force antidémocratique soutenu par le PS pour imposer l’accord de Bougival
Le gouvernement tente de justifier ce report en invoquant «préserver la paix civile» et laisser du temps pour discuter de l’accord de Bougival. Le PS, toujours présent lorsqu’il s’agit de continuer la logique néocoloniale de l’État français, soutient la macronie sur ce report. Pourtant, il permet aux élections de se tenir après le dégel du corps électoral, après donc l’entrée de 12.000 caldoches dans ce corps.
Le report des élections est passé en force par le camp macroniste, en déposant une «motion de rejet préalable». L’article 91,5 permet le rejet du texte avant même la discussion en séance publique. Normalement, l’objet est «de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles ou de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer». Mais bien entendu, en macronie, cela sert surtout à éviter le débat parlementaire et passer en force. Puisque ce faisant, le texte est renvoyé en Commission mixte paritaire pour accélérer le vote.
Cette mesure est totalement antidémocratique, Christian Tein rappelait dans notre interview du 8 octobre dernier que «reporter ces élections reviendrait à maintenir un mandat de 7 ans à nos élu·es au lieu de 5. Jamais dans l’histoire démocratique un mandat provincial n’a été aussi long». Le gouvernement entend ainsi faire passer de force l’accord de Bougival, rejeté par les indépendantistes.
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