Histoire : quand l’anti-militarisme était puissant et offensif
Panaches de fumées, vitrines d’enseignes capitalistes brisées, carcasses d’automobiles calcinées et odeur d’essence… C’était il y a 30 ans à Genève, en Suisse, dans l’épicentre mondial de la diplomatie et du secteur bancaire.
La ville située à la pointe sud du Lac Léman est sens dessus-dessous ce 21 novembre 1995. La cause du remue-ménage : un défilé militaire organisé dans les artères genevoises où la défiance de la population envers l’armée est particulièrement forte. Il faut rappeler que des soldats avaient tiré sur une mobilisation antifasciste à Genève dans les années 30. Une effusion de sang terrible qui n’a jamais été oubliée.
Le 9 novembre 1932, un cortège antifasciste s’élance contre un meeting d’un parti d’extrême droite – l’Union Nationale (UN). Une réunion publique a lieu dans le quartier de Plainpalais. L’UN est née de l’alliance entre un parti nationaliste anti-marxiste et un parti issu des milieux patronaux. Son organisation de type militaire, où les militants paradent en tenue – bérets, et chemises grises – renvoient à l’esthétique fasciste des faisceaux italien ou des SA du parti nazi. Sur le trajet, la manifestation antifasciste se retrouve bloquée par la troupe. Au cours de la soirée, les militaires ouvrent le feu sur les manifestant·es, tuant 13 personnes et en blessant 65 autres. La fusillade a marqué au fer rouge l’histoire de la ville et va renforcer le ressentiment des habitant·es pour l’armée mais surtout affirmer encore davantage la culture anti-militariste dans une partie des rangs de la gauche suisse.
Quand le colonel Duchosal décide d’organiser un défilé militaire le 21 novembre 1995 en plein cœur de Genève, pour « réconcilier les genevois avec leur armée », l’annonce choque. Personne n’a oublié les tragiques évènements de novembre 1932. De plus, l’association anti-militariste baptisée Groupe pour une Suisse sans armée – GGSA – existe depuis 1982. En 1989, une initiative nationale du GSSA pour l’abolition de l’armée recueille 36% de vote «oui» au niveau fédéral dans le cadre d’un référendum. Dans les cantons du Jura et de Genève, le «oui» est majoritaire. Autant dire que la mise en œuvre d’une procession militaire est une provocation pour les habitant·es de la région.
De plus, le colonel Duchosal ne propose pas qu’une simple marche militaire. Il s’agit d’organiser un programme propagandiste avec des « ateliers éducatifs ». Il souhaite exposer des armes à Palexpo, faire intervenir des troufions dans les écoles et prévoit un concert gratuit à l’Arena. Le GGSA lance une pétition pour l’annulation du défilé des forces armées, qui recueille rapidement 10.000 signatures. Après 8 mois de discussion et d’opposition locale, les autorités maintiennent le défilé militaire. Il va déclencher une vague d’actions anti-militaristes.
Dès le 15 novembre, des performances de rue ont lieu dans le centre-ville pour interpeler les passant·es. Une quinzaine de femmes enchaînent chants, poèmes et projections contre l’armée. Le samedi 18 novembre, une manifestation rassemble plus d’un millier de personnes. La mobilisation est calme et jugée inefficace par de nombreux manifestant·es. Certain·es veulent imposer des mots d’ordre et des pratiques plus offensives, refusant d’être poli face à la démonstration de force organisée par l’armée dans leurs rues. Des affiches radicales recouvrent les murs de la ville. Elles appellent à un rendez-vous le 21 novembre 1995 contre la marche des soldats du Colonel Duchosal.
Le jour J, 500 personnes déterminées se rassemblent une demi-heure avant le début des cérémonies de la troupe. Un bon nombre de manifestant·es sont jeunes, beaucoup sont cagoulé·es. Le défilé se dirige vers des cordons de police qui protègent la marche militaire. Une banderole faite de matelas prend la tête de cortège. À 15 heures, deux hélicoptères de combat Super Puma, 2000 soldats et 15 blindés se mettent donc en marche au bord du lac. Les policiers empêchent la progression de la manifestation et de sérieux affrontements commencent. Des jets de cocktails Molotov et de projectiles répondent aux charges policières, au gaz lacrymogène et aux canons à eau, des coups de bâtons et coups de matraque sont échangés. Un véhicule de l’armée est renversé et brûlé.
Après un long moment de confrontation et voyant la situation bloquée, le cortège anti-militariste rebrousse chemin vers les artères du centre-ville. Il passe à l’offensive contre plus d’une vingtaine de cibles capitalistes. Les vitres d’un Mc Donald’s et d’agences bancaires volent en éclats. Une caserne est attaquée, quatre voitures sont incendiées. Le capitalisme et la guerre sont indissociables. Les anti-militaristes en font la démonstration. La bataille avec les flics durera jusqu’en début de soirée. On ne fait pas défiler impunément l’armée à Genève. Le message est clair.
Au même moment, d’autres actions sont organisées durant la manifestation qui a duré toute l’après-midi. Des bateaux naviguent sur le Lac Leman avec des banderoles aux messages anti-militaristes. D’autres personnes se sont couchés devant les chars afin de perturber la parade. À chaque fois, la police intervient avec rapidité et violence. Évidemment les médias et la bourgeoisie locales dénonceront de concert la mobilisation anti-militariste en vilipendant les dangereux « casseurs ». Pourtant, il aurait suffit d’annuler l’événement pour éviter les désordres. Les responsables des troubles sont les autorités de Genève et les militaires.
À l’époque, l’événement passe relativement inaperçu en France. Au même moment, un grand mouvement social contre le plan Juppé et pour la défense de la sécurité sociale paralyse le pays. Vu d’ici, cette mobilisation anti-militariste doit nous inspirer car les défilés de soldats et démonstrations militaristes sont monnaie courante dans l’espace public. Notre pays est l’un des seuls au monde à organiser une parade guerrière pour le jour de la fête nationale, le 14 juillet.
Malgré une forte répression, cette mobilisation anti-militariste en Suisse reste gravée chez plusieurs générations de genevois. À la heure de la montée des nationalismes, des discours va-t’en guerre généralisés et de la course à l’armement mondialisé, il est grand temps de reconstruire un anti-militarisme puissant à international.
Rappelons-nous des luttes passés contre les faiseurs de guerre. Rendons hommages aux luttes d’hier pour faire émerger celles d’aujourd’hui.
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