14 juillet à Nice. Un trentenaire psychotique, alcoolique et drogué, connu pour «uriner et déféquer dans son appartement» (Libération), violenter sa femme et menacer son entourage commet l’irréparable. Il décide de tuer un maximum de monde sur la promenade des Anglais en fonçant avec un camion 19 tonnes, chargé de fusils en plastique, dans une foule compacte. Mise en pratique macabre d’un célèbre jeu vidéo américain. 84 morts. Un carnage indicible.
Celui qui vient de commettre le massacre est «inconnu des services de renseignement» – ce qui n’est pas le cas de milliers de personnes qui ont, par exemple, manifesté contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou contre la «loi travail». Alors que les corps gisent encore sur le macadam, la classe politique française rivalise déjà d’obscénité. Entre deux saillies racistes, on entend des appels à mener une «guerre totale» (Nicolas Sarkozy), utiliser des lance-roquettes (Henri Guaino), à ouvrir des camps pour les personnes fichées. Le président socialiste se vante immédiatement «d’intensifier les bombardements» à plusieurs milliers de kilomètres de la France, et annonce la prolongation de l’état d’urgence.
48 heures plus tard, Daesh revendique le crime. Comme cela avait été le cas pour la tuerie d’Orlando, durant laquelle un homosexuel refoulé avait exécuté des dizaines de clients d’une boite de nuit gay. Après avoir inventé «l’auto-radicalisation sur internet», la classe politique parle de «radicalisation très rapide» concernant l’assassin de Nice, pourtant connu pour son mépris de la religion.
Le terrorisme et l’anti-terrorisme ne s’opposent pas. Il faut les considérer comme les deux faces de la même pièce : celles d’un dispositif contre-insurrectionnel.
Quelques réflexions :
1 – Quelques heures après le drame, Hollande annonçait la prolongation de l’état d’urgence – dont l’inutilité venait pourtant d’éclater au grand jour – démontrant une nouvelle fois que l’anti-terrorisme n’a pas pour finalité d’empêcher un quelconque attentat. Nous vivons depuis des mois dans un pays sous état d’exception, avec des policiers et des militaires à chaque coin de rue, où l’on peut assigner à résidence sans aucun élément à charge un militant écologiste ou un musulman, et interdire les manifestations. C’est pourtant dans ce même pays qu’un camion de 19 tonnes a pu faucher des dizaines de personnes sur plusieurs kilomètres sur l’une des avenues les plus touristiques du monde. Un jour de fête nationale. Dans la ville la plus surveillée de France.
2 – « [À Nice il y a] 999 caméras, et une caméra pour 343 habitants [alors qu’] à Paris, il y en a 1 pour 1532, je suis à peu près convaincu que si Paris avait été équipée du même réseau que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient passé 3 carrefours sans être neutralisés et interpellés ». C’est la déclaration de l’ancien maire de Nice, Christian Estrosi, juste après les attentats de janvier 2015. Il a fait de sa ville un laboratoire sécuritaire. Si la surveillance à outrance n’empêchera jamais une attaque terroriste, elle s’impose comme un business très important. La peur fait vendre. Il s’agit d’un marché qui s’étend sur plusieurs dimensions : économique, politique, médiatique, à l’heure où le pouvoir ne se maintient plus que par l’état d’urgence, la peur et le flash-ball.
3 – S’il y a bien un élément qui met d’accord éditorialistes, politiciens, policiers et djihadistes, c’est le caractère «terroriste» et «islamique» de la tragédie niçoise. Alors que les motivations du tueur n’ont toujours pas été élucidées, la classe politique s’empresse d’appeler à intensifier la «guerre contre le terrorisme». Dans une étonnante harmonie, Daesh récupère également l’événement. L’opportunisme ne connaît pas de frontières. Du reste, si le tueur de Nice était «inconnu des services de renseignement», son ancienne femme avait en revanche déjà déposé plusieurs plaintes contre lui pour des « violences physiques et morales ». Sans que la police ne donne de suite. En France, chaque année 114 femmes meurent sous les coups, et des dizaines de milliers sont violées. Une autre forme de terrorisme, bien plus silencieuse.
4 – Daesh est une multinationale de la terreur spectaculaire. L’État Islamique n’est pas une organisation fasciste, mais les filiations entre l’extrême droite et le djihadisme contemporain sont nombreuses. D’abord, ce sont des idéologies de mort. Dans les années 1930, les franquistes criaient «viva la muerte !» – «Vive la mort» – et les adeptes de Mussolini reprenaient le slogan «Me ne frego» – «La mort, je m’en fous». En 2012, Mohammed Merah déclarait «j’aime la mort comme d’autres aiment la vie».
5- Le djihadisme et le fascisme sont des produits de la guerre et du système carcéral. Le nazisme est forgé sur les cendres de la première guerre mondiale alors que Daesh naît dans l’Irak dévasté par l’armée américaine. Dans les années 1920 Hitler assoit son aura depuis sa cellule de prison alors que les camps de détention américains des années 2000 sont des incubateurs du djihadisme, de même que Coulibaly ou Merah sont fanatisés derrière les barreaux des prisons françaises. Sur le plan des cibles, il s’agit toujours de s’en prendre aux juifs, à la culture – autodafés, destruction de vestiges –, aux femmes ou aux homosexuels, en s’appuyant sur un culte de la force brute, de la violence, du militarisme et une propagande savamment étudiée. En octobre 2015, 85 manifestants d’extrême gauche turcs et kurdes sont tués par des kamikazes de Daesh à Ankara.
6 – Enfin, l’horizon politique énoncé par Daesh est de construire un État impérialiste et totalitaire. Œcuménique. L’idéologie de Daesh a un nom : le takfirisme. Une petite secte sanguinaire dont l’objectif est de provoquer la guerre civile entre musulmans et mécréants, purs et impurs. Une tâche à laquelle s’attellent également fort bien de nombreux dirigeants occidentaux et toute une partie de l’extrême droite quand ils parlent de « guerre de civilisation ».
7 – Ceux qui appellent à mener une «guerre totale» au terrorisme sont les mêmes qui signent des contrats d’armement colossaux avec les dictatures du Golfe – Qatar et Arabie Saoudite – qui apportent un soutien logistique aux groupuscules djihadistes. Ce sont les mêmes qui provoquent des guerres au quatre coins du globe. Les mêmes qui font d’obscènes courbettes aux responsables du désastre.
8 – «Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique». Guy Debord, 1988.
Le terrorisme et l’anti-terrorisme sont, fondamentalement, les adversaires de toute révolte. Ils cherchent à atomiser, paralyser, brutaliser. Les terroristes veulent imposer leur ordre par la peur, ceux qui prétendent le combattre veulent faire régner l’ordre par le contrôle. Et si l’état d’urgence est inutile pour empêcher un attentat, il est en revanche efficace pour faire en sorte que chacun reste à sa place.
L’espoir, la force et les complicités qui sont nées dans le grand mouvement de révolte du printemps 2016 ne doivent pas se laisser étouffer par la terreur. Ce serait le meilleur cadeau à faire à tous ceux qui voudraient nous faire peur.