Le procès de l’antiterrorisme
7 novembre 2008, tard dans la nuit. De petites tiges de métal recourbées sont déposées sur les caténaires, le long de voies de chemin de fer, sur plusieurs lignes de TGV. Il s’agit de dégradations aussi espiègles que légères. Elles ne représentent absolument aucun danger, si ce n’est de ralentir, pour quelques heures, une poignée de trains. Bref, une banale opération de perturbation des transports collectifs. Une action utilisée depuis des décennies, partout dans le monde, à chaque protestation sociale et politique. Ici, le mode opératoire est bien connu : l’utilisation de morceaux de métal sur les caténaires pour ralentir les flux ferroviaires est employée depuis des années par des militants anti-nucléaire outre-Rhin. En effet, en Allemagne, le mouvement écologiste est particulièrement puissant, et se mobilise régulièrement contre le transport de déchets nucléaires. Chaque année, des trains blindés, convoyant des tonnes de matière hautement radioactive, transitent entre la France et l’Allemagne. En 2004, un jeune militant avait trouvé la mort le long d’une voie, en tentant de ralentir un de ces convois très dangereux.
Le 8 novembre 2008, peu de temps après la pose de ces morceaux de fer, des revendications sont diffusées depuis les réseaux anti-nucléaires allemands. Un texte critique le stockage de déchets radioactifs dans un centre d’enfouissement défectueux – un sujet qui résonne particulièrement avec l’actualité – et assume les dégradations commises simultanément en France et en Allemagne. Bref. Des détériorations assez banales, une revendication publiée en Allemagne, un propos écologiste évident. « L’affaire » n’en est pas une. Mais c’était sans compter sur les services de renseignement du gouvernement Sarkozy, qui vient d’arriver au pouvoir et cherche à mater celles et ceux qui sortent du rang.
Le 11 novembre, 150 policiers cagoulés et lourdement armés, survolés par un hélicoptère, investissent un petit village de Corrèze. Tarnac, où vivent plusieurs personnes fichées comme étant des « militants d’ultra-gauche ». Des portes volent en éclat, des familles sont braquées par des armes de guerre, 8 personnes sont arrêtées pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste » et jetées en cellule. L’opération est avant tout spectaculaire. L’ensemble de la presse écrite et des chaînes de télés en continu ont été invitées par le Ministère de l’Intérieur pour faire des images et raconter les arrestations. Il s’agit de construire un récit : celui d’une bande de terroristes « anarcho-autonomes » cachés dans un petit village. Cela paraît risible aujourd’hui, mais à l’époque, les journalistes se prêtent au jeu avec enthousiasme. Y compris la presse « de gauche », qui relaie sans discernement, en « une » de plusieurs journaux, la propagande sarkozyste.
Pendant des jours et des jours, on entend parler de « commando prêt à la lutte armée », de « retour du terrorisme d’extrême gauche », des « années de plomb », ou de « résurgence de la mouvance anarcho-autonome », entre autre délires. Problème : non seulement les termes repris en boucle dans les médias sont totalement mensongers, mais il n’y a pas l’ombre du début d’un élément matériel pour accuser les 8 personnes arrêtées. Des mois de filature, 15 000 heures d’écoute, un dossier de 27 000 pages, pour en arriver là : un récit policier monté de toutes pièces. Dans cette « affaire », on retrouve à la fois les témoignages truqués d’un policier anglais mythomane, Marc Kennedy, infiltré dans les milieux radicaux de plusieurs pays d’Europe, pendant des années, et aujourd’hui licencié et désavoué par l’État anglais. On trouve aussi des Procès Verbaux bidonnés, signés sous la contrainte, et des témoignages de policiers sous X. Mais encore les délires paranoïaques d’un criminologue, Alain Bauer, ami de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, qui fantasme dur sur le livre « L’insurrection qui vient », attribué à des habitants de Tarnac, et réclame l’arrestation des auteurs. Mais aucun élément concret. L’antiterrorisme ne repose pas sur des faits, mais sur des intentions. A divers niveaux de l’appareil répressif, on a construit une nouvelle figure de l’ennemi intérieur, qu’il a fallu mater de façon spectaculaire, avec une mise en scène destinée à frapper les esprits, pour neutraliser préventivement toute volonté de révolte.
Après 96 heures de garde à vue, plusieurs des arrêtés sont jetés en prison pour de longs mois, puis, une fois sortis, mis sous contrôle judiciaire : éloignés de leur famille, interdits d’entrer en contact, contraints de déménager loin de chez eux. Bref, enfermés dehors. 10 ans s’écoulent. Les gouvernements changent. « L’affaire » se dégonfle comme une baudruche.
En janvier 2017, les charges pour « terrorisme » sont finalement abandonnées, tant la procédure est grossière. La justice fixe une date de procès : mars 2018, histoire de garder bonne figure. Finalement, ce procès, qui a commencé mardi 13 mars et doit durer trois semaines, sera le procès de l’antiterrorisme. Déjà, les inculpés tournent brillamment en dérision le rituel pathétique d’une justice qui cherche à fabriquer des coupables sans même vraiment y croire elle-même. Une des inculpés déclarait avant le début de l’audience, qu’elle attendait 8 relaxes. Ce qui constituerait un camouflet inédit pour les services de renseignement, et que nous souhaitons de tout cœur avec elle.
Il n’en reste pas moins qu’en 10 ans, l’antiterrorisme est devenu hégémonique. Il s’est imposé comme un argument politique total, qui relègue au second plan toutes les autres questions. L’antiterrorisme est devenu le nouveau mode de gouvernement, alors que la crise est désormais partout – écologique, économique, sociale et politique. Il a permis de justifier la militarisation de la police et de déployer des hommes en treillis sur tout le territoire, tout en garantissant la croissance des ventes d’arme « made in France ». L’antiterrorisme a permis de perquisitionner, d’assigner à résidence, d’espionner, de ficher, d’enfermer sans procès, des milliers de personnes. Au printemps 2016, plus de 600 jeunes ont été interdits de manifester sur simple procédure administrative, et sans provoquer le moindre scandale. Les journalistes qui, aujourd’hui, se moquent des erreurs policières dans « l’affaire Tarnac », sont les mêmes qui ressortent à échéances régulières le spectre du « danger de l’ultra-gauche » quand il faut légitimer l’expulsion d’une ZAD ou couvrir des violences policières.
Enfin, depuis trois ans, l’état d’urgence offre aux services de police qui ont – notamment – bidonné « l’affaire Tarnac », les pleins pouvoirs. A présent, ce sont ces services qui dictent les lois, et peuvent neutraliser n’importe quel individu jugé suspect ou déviant.
Le procès en cours doit donc permettre de mettre en lumière et d’analyser les pratiques de l’antiterrorisme, mais surtout de le désarmer.
Pour aller plus loin : l’équipe de Lundi Matin a publié un numéro spécial « Textes et documents relatifs à l’affaire dite ”de Tarnac” » bien documenté et très intéressant. A lire !