Depuis le 1er mai, les médias se déchaînent contre le cortège de tête. Nous assistons, une fois de plus, à la confiscation du récit de nos luttes : alors que 15.000 personnes ont défilé devant le carré syndical, nous n’avons entendu parler que d’une prétendue « violence d’ultra-gauche » et d’un fast-food abîmé. Une action présentée comme une véritable apocalypse, justifiant toutes les surenchères répressives. Pour couronner ce battage médiatique intensif, dimanche soir, le magazine « Enquête exclusive » déprogrammait la diffusion de son reportage initialement prévu sur les « yacht de milliardaires » pour diffuser en toute hâte une émission sur les « black blocs ». La vidéo, particulièrement racoleuse, mal montée, donne l’impression d’un patchwork indigeste d’extraits sans cohérence, assemblés au dernier moment. Intitulé : « Black Blocs : enquête sur les casseurs de l’ultra gauche », ce reportage est un cas d’école de journalisme policier. Mensonger, grossier, manipulateur et destiné à faire accepter les répressions les plus violentes.
Qui sont les auteurs ? Bernard de la Villardière n’est plus à présenter. Il a fait sa notoriété sur des reportages « chocs », qui emmènent le spectateur dans un univers angoissant, filmé du point de vue de la police, et répand à des millions de téléspectateurs depuis des années un regard binaire, raciste, sécuritaire et anxiogène sur le monde. Le tout à grand renfort de mise en scène et d’effets sonores et visuels effrayants. C’est la boite de production « Ligne de front » qui signe la vidéo. Mais en réalité, les interviews « exclusives » des militants dans ce reportage ont été obtenues par un journaliste parisien bien connu, infiltré de longue date dans les mouvements sociaux, et fréquentant des lieux militants. Il a d’ailleurs contacté à plusieurs reprises Nantes Révoltée, qui a décliné l’invitation. Les personnes interviewées ont été trahies. Le nom de ce journaliste n’apparaît d’ailleurs même pas au générique de l’émission, sans doute pour ne pas être mêlé à un reportage aussi outrancièrement hostile aux individus qui ont accepté de témoigner, et dont les propos ont été largement détournés.
Résumé de l’émission. Dès les premières images, on propose au spectateur « un document exceptionnel, inédit, que l’actualité récente rend encore plus passionnante » afin de « comprendre comment fonctionne ce milieu ultra-fermé ». Comment agissent « ces hommes en noir » ? Ce lexique qui revient sans cesse pendant une heure, matraqué comme des slogans : « activistes », « ultra violents », « guérilla urbaine » « hommes en noir ». En introduction, le présentateur ajoute qu’au moins en Allemagne, la police a « moins de scrupules » face aux manifestants que la police française. Un mensonge éhonté.
On commence directement du côté des flics, dans la salle de commandement de la préfecture de Paris, lors de la manifestation du 22 mars dernier. « On s’attend au pire » dit le préfet de Paris devant les caméras, avant de continuer « c’est ce qu’on appelle la théorie du black bloc, je demande d’éviter le contact direct ». La voix off s’inquiète : « la stratégie du préfet est défensive, et en plus, il interdit l’usage du Flash-Ball !» Explications déçues : « le préfet ne veut pas d’autres victimes qui alimenteraient la haine anti-flic de l’ultra gauche ».
À la préfecture, on apprend que les images des caméras de surveillance et de l’hélicoptère sont triées et envoyées aux médias : « les autorités veulent gagner la guerre de la communication ». Pourtant, la victoire médiatique de l’État est déjà gagnée, et à plate couture, notamment grâce à ce genre de reportage. Puis on est « exceptionnellement embarqué dans une section de CRS » aux côtés de Maxence Creusat, un jeune commissaire, présenté comme un « spécialiste des techniques de maintien de l’ordre », qu’on a déjà vu passer à la télé après les grandes manifestations nantaises. Après avoir « positionné son unité en embuscade, prête à intervenir », le reportage montre « le conseiller du préfet ordonner le repli des CRS » qui reçoivent des projectiles. Une situation étonnante, et absolument rarissime, sinon jamais vue. Mise en scène spécialement pour « Enquête exclusive », et sans doute motivée par la stratégie de com’ du préfet. Il faut faire croire au spectateur que la police serait « passive ». C’est pourtant une technique absolument inverse qui est appliquée depuis 3 ans sur le terrain. A savoir attaquer les cortège, nasser les manifestants, et utiliser massivement l’arsenal du maintien de l’ordre. Toutes celles et ceux qui ont fait des manifs le savent.
Un photographe syrien réfugié en France déclare face caméra : « nous là bas, on nous tirait à balle réelle », et « en Syrie si tu manifestes, tu meurs ». Façon de reprendre de façon très peu subtile l’éternel refrain réactionnaire selon lequel on n’aurait pas à se plaindre car « il y a toujours pire ailleurs ».
« A l’étranger, les français participent à des violences d’une toute autre ampleur » enchaîne sans transition la voix off : « pour une partie de l’ultra gauche, le G20 est le symbole du capitalisme ». Une partie seulement. On débarque dans la ville d’Hambourg pendant les manifestations contre le G20, de l’été 2017. Pour l’occasion trois « black blocs » partis de France tiennent des propos plus ou moins incongrus. La tenue noire ne serait pas destinée à garantir l’anonymat mais à « impressionner la police ». Lol ! Au cœur d’un affrontement, la voix off se félicite des méthodes de la police allemande : « contrairement à Paris, même peu nombreux, ils vont au contact ». Pour finalement battre en retraite. Le reportage oublie de préciser que l’armement de la police allemande est presque inexistant, alors que la police française est dotée d’armes de guerre, de balles en caoutchouc, de grenades explosives et de tasers, et que les manifs outre-Rhin ne se soldent jamais par des morts ou des mutilés. On rencontre ensuite Martin, « personnage important de la mouvance d’extrême gauche », qui nous apprend avec sa tablette connectée qu’un squat important de la ville allemande « est noté sur Google Maps » avant de « repérer les zones sensibles » de la ville, sur l’écran, directement sous l’œil de la caméra ! « Il faut des actions très radicales » ajoute ce membre du « black bloc », qui explique les techniques pour passer les frontières tout en affirmant être très surveillé. Étonnant.
A l’écran, on enchaîne des images de Hambourg, Seattle, Strasbourg, de la lutte armée en Syrie, à une vitesse abrutissante. Ce qui est suggéré : les manifestant-e-s sont finalement des apprentis terroristes, qu’ils faut neutraliser. Le speaker parle de «techniques de guerre importées en France ». Tranquille.
Clou du spectacle, la « rencontre avec un ancien membre des black blocs » qui a « refait sa vie ». Il s’appelle Paul, et affirme tranquillement : « ce qu’on veut c’est la guerre civile ». avant d’expliquer avec des termes militaires : « la technique d’assaut c’est vraiment de les saturer ». Le soi-disant black bloc repenti explique qu’il a jeté des « cocktails molotovs, des bouteilles d’acide chlorhydrique » et qu’il « y avait la volonté de leur faire mal ». Étonnant émeutier qui récite les fantasmes totalement mensongers des services de renseignement. Encore plus fort : « il y a une radicalisation vraiment très très importante qu’on peut constater […] des individus qui sont prêts à tuer, ça c’est sur ». Le faux black bloc, probablement vrai flic, ne précise pas que les seuls morts et blessés graves dans les manifestations de ces 20 dernières années l’ont été par la police. Paul finit de prouver qu’il n’a jamais été militant lorsqu’il parle des armes de la police : « une balle de flashball c’est l’équivalent d’un uppercut ». Déclaration évidemment fausse : les Flash-Balls ont éborgné plus de 40 personnes depuis 10 ans, et tué deux individus. En revanche, comparer un tir de balle en caoutchouc à un coup de poing, c’est, mot pour mot, l’argument marketing des syndicats policiers et des fabricants du Flash-Ball. Un mensonge auquel même les institutions ne croient plus. Conclusion de la voix off : « Paul était embrigadé, endoctriné, il a mis des années à ouvrir les yeux […] ces années de guérilla sont bel et bien derrière lui ». Paul surenchérit : « on se rend compte que le système sera toujours là », et que le militantisme « ça n’a mené à rien ». Bref, il n’y a pas d’alternative : rentrez dans le rang.
On bascule à Notre-Dame-des-Landes, où la gendarmerie interdit l’accès aux journalistes. Ça prouve qu’une « image non maîtrisée par les autorités pourrait enflammer les réseaux de l’ultra gauche ». Sur la ZAD, les « black blocs sont très organisés. » Des occupants ont accepté de répondre aux journalistes. Ils tiennent le premier discours sensé du reportage : « quand on me tape je ne tend pas la joue gauche, par contre je ne vais pas attaquer. Je n’ai pas la haine. S’ils viennent détruire ma vie mes rêves et ma maison je la défendrai ». Un autre : « moi je ne me reconnais ni comme un zadiste ni comme un militant d’ultra-gauche. La définition la plus simple ce serait de dire qu’on est des révolutionnaires, des gens qui ne croient plus en la politique classique. » Retour immédiat sur les fameux black blocs qui seraient apparus sur la zone : « les militants harcèlent régulièrement les gendarmes qui finissent par répliquer ». On oublierait presque que c’est la gendarmerie qui a attaqué la zone pour casser des maisons. « Avec la présence des black blocs, la violence monte d’un cran, ils apportent leur organisation et leurs techniques de guérilla ». Les fameux « black blocs » ne semblent pas si méfiants, on se demande même comment des journalistes aussi malveillants ont pu filmer l’arrière des lignes des manifestants présents sur zone.
Sans aucune transition, le spectacle touche à sa fin : « des militants de l’ultra gauche défendent leurs idées en zone de guerre, en Syrie ». Images de tirs de kalachnikovs. Pire : « ils soutiennent ouvertement les combats que leurs camarades d’ultra-gauche mènent en France ». Un français internationaliste parti au Kurdistan livre ses analyses : « la police est un gang armé au service de la mafia d’État […] je n’ai aucun appétit pour la violence, je n’aime ni la guerre ni la violence mais si l’ennemi ne nous laisse pas le choix j’y suis préparé ». Quelques secondes de propos intéressants, qui auraient mérité d’être développés, mais totalement noyés dans le flot d’images que le spectateur vient d’ingurgiter pendant une heure. Fin du reportage, avec quelques minutes auprès d’un « spécialiste » qui lance quelques propos convenus.
Que dire ? Sur la forme, ce reportage était conforme aux normes du Spectacle : un zapping qui paralyse toute réflexion et jongle dans le temps et l’espace, avec des images de violence saccadées, sur fond d’effets sonores et de commentaires alarmistes. Rien n’émerge de cette heure de vidéo, sinon que les manifestants sont un danger à éliminer d’urgence. Sur la forme, ce reportage fait suite à la campagne médiatique d’une violence inouïe contre les Zadistes, puis les cheminots et les étudiants, depuis des mois. Il en est l’aboutissement.
Il ne s’agit que d’une succession de mensonges. Selon la voix off, les intervenants « se revendiquent du black bloc ». Pourtant, personne ne s’est jamais « revendiqué » d’un quelconque black bloc, pas plus qu’on ne se « revendique » d’une pétition, d’un flash-mob ou d’une occupation. Le black bloc n’est qu’une technique de mobilisation, d’ailleurs rarissime en France. Du reste, la voix off parle à de nombreuses reprises « d’hommes en noirs », en occultant totalement la part féminine des cortèges de tête, pourtant essentielle. Ce mensonge sert à alimenter la rhétorique viriliste et guerrière.
« En France les policiers reçoivent pour consigne de décrocher et d’éviter l’affrontement alors que les policiers allemands ont beaucoup moins de scrupule ». Un énorme mensonge, alors que pas une lutte n’est épargnée par la répression. Le nombre de blessé-e-s et d’arrêté-e-s explose. Du reste, la police française est considérée par les spécialistes du maintien de l’ordre comme l’une des plus violente et des plus armées d’Europe. Et cela sans compter sur l’arsenal anti-terroriste. Mais le reportage essaie de faire croire à une police affaiblie, qu’il faudrait rendre plus violente encore.
Le reportage essaie de faire croire qu’il y aurait une symétrie dans la violence et même « une volonté de tuer » de la part des manifestants. Une accusation extrêmement grave, et totalement infondée. Alors que la police mutile et tue, les mouvements sociaux sont beaucoup moins offensifs que ceux des années 1990, 1980 et 1970. L’idée sous-jacente, c’est de légitimer les prochaines accusations des services de renseignement. Le genre de mensonge qui a permis d’élaborer la fable des « terroristes » de Tarnac. Qui s’est lamentablement dégonflée, même aux yeux de la justice.
Reste une question de fond, qui reste en suspend : dans nos actions comme dans nos manifs, comment ne pas devenir nos propres caricatures ? Comment ne pas donner du crédit aux fantasmes policiers ? Comment ne pas devenir les acteurs d’un Spectacle qui vise à nous détruire ?
Peut-être en restant imprévisibles, en préférant une communication moqueuse à l’égard du pouvoir plutôt que des mises en scène guerrières factices. Et, évidemment, pour celles et ceux qui répondent aux médias, en exigeant d’avoir un droit de regard sur ce qui sera diffusé.