La haine de la police envahit les quartiers populaires de Nantes


Trois mois après qu’un CRS a tué un jeune homme de 22 ans par balle, ce qui avait provoqué plusieurs jours d’émeutes, les grandes cités de Nantes restent choquées et révoltées. La rupture est actée avec la police, dont le comportement est systématiquement dénoncé tandis que la mairie est aussi mise en cause.
Un article de Médiapart que nous reproduisons ici :


Nantes, de notre envoyé spécial.– « Tout le monde déteste la police ! » Le slogan favori des têtes de manifestations parisiennes est en train de s’installer durablement dans les principaux quartiers populaires de Nantes. Que les jeunes des cités – comme il est convenu de dire – n’aiment pas les forces de l’ordre n’est pas une nouveauté. Mais l’agglomération de Nantes (où 54 000 personnes vivent dans des quartiers prioritaires de la politique de la Ville) avait jusqu’alors toujours échappé aux émeutes urbaines et aux affrontements d’ampleur avec les policiers.

Or tout est en train de changer depuis la mort d’un jeune homme de 22 ans, Aboubakar Fofana, tué d’une balle dans la gorge par un CRS le 3 juillet 2018 lors d’un contrôle d’identité. « Les gens des quartiers acceptent beaucoup, mais ça non, c’est insupportable et il est normal que les gens aient réagi », dit Ahmed, la cinquantaine, gardien dans une grande cité HLM gérée par Nantes Métropole Habitat (lire ci-dessous la Boîte noire de cet article).

La réaction, ce fut l’embrasement immédiat des quatre principaux quartiers populaires de Nantes, Le Breil où Aboubakar Fofana a été tué, Les Dervallières, Bellevue et Malakoff. Selon les endroits, les émeutes ont duré de trois à six jours. Des affrontements violents entre quelques dizaines, parfois quelques centaines de jeunes habitants et les CRS ont fait de sérieux dégâts. Voitures brûlées, destructions et incendies en série : mairie annexe aux Dervallières ainsi que commerces, bibliothèque et maison de la justice ; commerces et centre médico-social au Breil ; centre social, poste, ainsi que la bibliothèque et le lieu culturel La Maison des Haubans au quartier Malakoff ; commerces encore à Bellevue.

Comme depuis quarante ans et les émeutes de Vaulx-en-Velin (1979), ce sont les lieux représentant pouvoir et institutions qui ont été d’abord ciblés. « La mairie annexe, il y avait que ça à brûler, tout est concentré autour, dit une habitante des Dervallières. Après, il y a l’effet de groupe, la fureur, ça part en vrille. Une cité, c’est une Cocotte-Minute. C’est triste mais ça se comprend, il y a tout de même un jeune homme assassiné par un CRS. »

Assassiné ? Parmi les habitants de ces quartiers qui acceptent de parler, pas grand monde n’en doute. Un récit s’est très vite construit et circule partout. Il nourrit jusqu’à l’extrême le tableau de déshonneur de la police où figurent également provocations, humiliations, répressions inutiles longuement énumérées par des habitants pourtant très différents. En résumé, cela donne ceci, dit avec leurs mots par des jeunes du quartier Bellevue qui, le 10 octobre, exposent par vidéo quelques-uns de leurs griefs, qui sont aussi ceux de bien d’autres de leur âge.

Un CRS assassin d’Aboubakar Fofana : rien ne permet de l’affirmer aujourd’hui. Une enquête judiciaire est en cours, confiée à deux juges d’instruction de Nantes. Mais la stratégie adoptée par les forces de l’ordre ne fait qu’alimenter la thèse de l’homicide volontaire. Car elle commence par un très gros mensonge.

Le 3 juillet, Aboubakar Fofana, originaire de la région parisienne, se fait contrôler par quatre CRS alors qu’il pénètre en voiture dans la cité du Breil où il vit depuis un peu plus de deux ans chez une tante et des cousins. Les CRS découvrent que le jeune homme leur donne une fausse identité, appellent leur commandement qui leur demande de l’embarquer. Tout cela prend du temps, des gens observent, de jeunes enfants s’approchent aux côtés des forces de l’ordre et de la voiture… Il est demandé à Fofana de reculer pour garer sa voiture et d’embarquer dans la camionnette. Un coup de feu est alors tiré par un CRS qui est brigadier-chef. Le jeune homme est mortellement blessé à la gorge, sa voiture poursuit une longue marche arrière pour aller s’encastrer dans le muret d’un pavillon voisin.

Très vite interrogé par l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), le policier rattaché à la compagnie de CRS de Bergerac en déplacement à Nantes décrit une situation de légitime défense : Fofana aurait tenté de fuir par une marche arrière très rapide. Un collègue et des enfants étaient menacés d’être renversés par la voiture. Il a tiré.

Tout l’appareil sécuritaire se met en ligne derrière cette version. Ses collègues, un représentant du syndicat de police Alliance, pour qui « la légitime défense est acquise », et jusqu’à la direction départementale de la Sécurité publique. Dans le même temps, le casier judiciaire de la victime est rendu public. Fofana était sous le coup d’un mandat d’arrêt pour « vol en bande organisée », on parle voiture volée, trafic de stupéfiants, etc. Bref, l’homme est présenté comme très dangereux, même si les CRS l’ignoraient évidemment au moment du contrôle et s’il n’était pas armé.

Patatras ! Deux jours plus tard, le CRS revient sur sa première déposition et reconnaît avoir menti de bout en bout, jetant par là-même collègues et responsables dans un sérieux embarras. Il s’agit, explique-t-il cette fois, d’un tir tout à fait accidentel. Fofana reculait vivement, la fenêtre de sa portière était baissée, le CRS a tenté de saisir le volant, une bataille confuse dans l’habitacle s’en est suivie alors qu’il tenait son arme à la main. Le coup est parti.

Outre la procédure pour le moins étrange d’un tel contrôle (des enfants dans les jambes des CRS, les clés de voiture qui ont été remises au conducteur pour qu’il aille se garer, le brigadier-chef gesticulant arme à la main), de lourdes interrogations pèsent également sur cette version. D’abord parce que ses collègues l’ont décrit comme étant resté à au moins un mètre du véhicule et ayant tiré en conscience. Ensuite parce que des habitants du quartier du Breil assurent que plusieurs témoins l’ont en effet vu tirer délibérément, sans sommation préalable, mais nient qu’un de ses collègues ou des enfants aient alors été en danger. Enfin, parce que le jeune homme tué est unanimement décrit par ceux qui l’ont bien connu non pas comme un caïd dur à cuire, mais comme un jeune homme discret, « sympa, disponible pour aider ».

« Ce n’est pas un accident »

Linda Amian n’a pas clairement distingué la scène au moment du tir, occupée qu’elle était par ses enfants. Mais vivant au quatrième étage de l’immeuble qui surplombait le lieu du contrôle, elle a longuement filmé avant et après avec son portable. Et ce qu’elle peut montrer accroît encore les interrogations. « Ce qui ne tient pas, ajoute-t-elle, c’est la soi-disant fuite en marche arrière. S’il voulait vraiment fuir, il lui suffisait de partir en avant, à fond, il n’y avait ni policiers, ni voiture, ni obstacle. » C’est une question parmi bien d’autres.

À la cité du Breil, un grand ensemble récemment rénové, élégant et bien intégré dans la ville où vivent près de quatre mille personnes, Saïd en-Nemer, 31 ans, assure avoir des témoignages de gens ayant vu le CRS « dégainer l’arme, ne pas faire de sommation et tirer bras tendus ». Éboueur de profession, président de l’association Breil Jeunesse Solidarité, il est un pilier du quartier, écouté et respecté par beaucoup. Présent dès le drame, il a assuré le lien avec la famille d’Aboubakar Fofana, a relayé publiquement leur appel au calme puis a organisé une marche blanche qui a réuni environ 1 200 personnes.

« Ce n’est pas un accident, dit Saïd en-Nemer. Qu’à l’occasion d’un simple contrôle, on en arrive à tuer un jeune, c’est une honte. Et avec ensuite toujours la même histoire, la police diabolise la victime, ment, méprise les habitants. Maintenant, dès que les flics passent, ça chauffe. » La défiance est telle que bon nombre d’habitants refusent de témoigner dans l’enquête judiciaire, disant redouter des pressions policières et des règlements de comptes, ce qui pose de sérieux problèmes à l’un des avocats de la famille Fofana, Franck Boezec.

« Nous sommes inquiets, dit cet avocat, certains nous disent que les policiers dissuadent les gens de témoigner. Il faut que ce dossier bouge et que tout cela ne se termine pas dans des années devant un tribunal correctionnel. » Ce n’est pas parti pour : le CRS a été mis en examen, mais pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Or, ajoute l’avocat, « quand un homme tue par arme à feu une personne, le procureur ouvre normalement une enquête du chef d’homicide volontaire et cela peut finir devant une cour d’assises ».

À la mairie de Nantes, on dit avoir pris la mesure de la gravité des faits et des tensions qu’ils continuent à provoquer dans les quartiers. Ancienne militante associative dans les cités les plus défavorisées, animatrice du collectif du 30 novembre – qui avait été créé après les émeutes de 2005 – avant de rejoindre l’équipe municipale de Jean-Marc Ayrault en 2008, Myriam Nael est aujourd’hui adjointe au maire (Johanna Rolland, PS), chargée de la politique de la Ville. « Il faut de la police intelligente et pas de la police cow-boy, dit-elle. La gestion de cette affaire a été dévastatrice – avec les deux versions successives. Comment peut-on avoir confiance ? J’attends que l’enquête judiciaire soit irréprochable. »

Quarante-huit heures après la mort d’Aboubakar Fofana, le Défenseur des droits Jacques Toubon choisissait d’ailleurs de se saisir de cette affaire. « Quand il y a mort d’homme par arme à feu lors d’une opération de police, la saisine est quasi systématique », fait valoir une de ses collaboratrices.

Pour les habitants des quartiers, à qui échappent toutes ces subtilités judiciaires, le scandale est acquis et alimente la haine des plus jeunes comme l’inquiétude grandissante des gens plus âgés. Les premiers racontent le harcèlement quotidien dont ils disent être victimes. Les seconds évoquent souvent leur peur de la police et de nouvelles émeutes. Aux Dervallières, trois jeunes (ils ne veulent ni être filmés, ni donner leur nom – lire la Boîte noire de cet article) citent en premier la violence verbale. « Ils nous parlent mal, sans respect, comme à des chiens. Ils nous provoquent, parlent mal à nos sœurs et à nos mères. » Et puis, il y a les rondes en voiture : « De leur siège, ils nous font des doigts d’honneur, nous disent de dégager. »

Ahmed, le gardien de la cité HLM, qui est le premier à s’énerver contre des jeunes hors de contrôle, ne dit pas vraiment autre chose. « Quand il y a des petits délits ou ce qu’on appelle des incivilités, la police n’est jamais là, personne ne fait rien, assure-t-il. Et puis ils débarquent à quatre, à six, à dix, et on est assuré que ça va dégénérer. Alors, ils disent trafic de drogue, etc. Mais il y a toujours eu du trafic et ce n’est pas en installant une ambiance de guerre, en faisant des contrôles d’identité, en jetant des lacrymogènes qu’on va avancer. C’est justement ce que les jeunes attendent. »

Au Breil, Saïd en-Nemer abonde dans ce sens. « Nous, il nous est arrivé de remonter des affaires de drogue. Il y a eu des fusillades dans le quartier, des histoires entre bandes de Bellevue et du Breil, on a appelé la police. Elle a les moyens de savoir qui fait quoi, dit-il. Mais il y a zéro dialogue, ils arrivent, bouclent le quartier, n’expliquent rien de ce qu’ils font, harcèlent n’importe qui. Les contrôles incessants, les palpations bien appuyées sur les jeunes, ça ne peut pas marcher comme cela. »

La rupture est telle que plusieurs habitants, et même des acteurs associatifs, se sont convaincus que la police ferme les yeux sur les trafics et circulations d’armes à feu, en nette croissance dans les quartiers. « “Allez-y, les gars, entretuez-vous”, ça je suis pas fou, je l’ai entendu d’un flic », dit Samir, un trentenaire qui discute avec un ami sur la place Rosa-Parks du quartier Malakoff, avant de partir au travail.

« Malakoff, c’est un quartier très bien, agréable, tout proche du centre, ajoute son ami. Ce qui s’est passé est très mauvais, ça plombe l’ambiance, on en souffre tous. Moi, j’ai donné une autre adresse pour trouver un boulot. J’ai rien de spécial contre la police, mais ils ne savent pas faire. O.K., il y a des adolescents un peu foufous. Dans un cageot de fruits, il y en a toujours quelques-uns de pourris. Et voilà les flics qui débarquent et mettent tout à feu et à sang, il y a les contrôles, les mots qui blessent, les petites provocs et ça part en cacahuète. »

« On a fait du béton, pas de l’humain »

Ce rejet virulent de la police est en train de provoquer des effets en cascade. Ce sont toutes les institutions et jusqu’à la mairie de Nantes qui se trouvent désormais mises en cause. Dans ces quartiers très défavorisés, les habitants empilent les problèmes sociaux. Chômage de masse (plus de 30 %, parfois plus de 40 %), échec scolaire, très faibles revenus et pauvreté galopante (un taux de 40 %), difficultés particulières des femmes seules avec enfants (lire sous l’onglet Prolonger les principaux indicateurs sociaux des quinze quartiers prioritaires de la politique de la Ville).

Et la situation ne s’améliore pas. Selon les quartiers, les élus sont mis en cause : absents, inconnus, ne venant qu’après les drames ou au moment des élections. Avant d’être nommé ministre, François de Rugy avait le quartier du Breil dans sa circonscription. Il a tenté de s’y rendre lors des émeutes, avant d’y renoncer sous les huées de certains habitants qui expliquent ne jamais l’y avoir vu avant, pas plus qu’ils n’ont vu son assistante parlementaire, Cécile Bir, pourtant conseillère municipale de ce quartier.

Le procès est souvent injuste ou imprécis, certains élus étant, eux, présents. Depuis les années 1980, Nantes a beaucoup investi et expérimenté en matière de politique de la Ville et cela demeure une priorité dans tous les discours publics de la municipalité socialiste. Deux secteurs sont reconnus et appréciés : les transports publics, qui mettent la plupart de ces quartiers à dix minutes du centre-ville, ainsi que la réhabilitation massive des logements et des équipements. La Ville vient d’ailleurs de signer, début octobre, avec l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) un nouveau programme qui mobilisera plus de 500 millions d’euros pour plusieurs quartiers, dont celui de Bellevue.

Mais pour le reste, l’action publique est souvent perçue comme lointaine, sans effet, portée par une myriade d’associations dont certaines sont hors sol, des coquilles vides ou de simples relais politiques, et par des conseils de quartier inconnus de la majorité des gens. Au Breil, par exemple, Saïd en-Nemer dit regretter d’avoir été ostracisé par la mairie et ses satellites. En plus de s’occuper des jeunes et d’être une des voix actives de la cité, il est musulman et tente depuis deux ans d’obtenir une salle de prières. Communautariste, intégriste, voire salafiste masqué : les étiquettes ont aussitôt été collées.

« Oui, j’ai dit publiquement que je ne votais pas, explique-t-il aujourd’hui. Entre de Rugy qui ne s’est jamais montré et Valls qui nous a insultés pendant des années, c’est justement parce que je suis conscient que je ne vote pas. Et il est bien dommage que la mairie ne nous ait pas entendus, cela aurait peut-être permis d’éviter ce qui s’est passé. Mais je crois que cela a changé depuis juillet. Des élus ont compris qu’on n’était pas obligés d’être d’accord sur tout pour travailler ensemble auprès des habitants, j’ai bon espoir. »

« On a fait du béton, des travaux publics et pas de l’humain. » La même réflexion court chez les acteurs associatifs et les élus. Chacun raconte pour les déplorer la fin de la police de proximité, l’absence de médiation sur les questions de sécurité, la disparition de « policiers référents » ; tout cela aux alentours de 2005, lorsque Nicolas Sarkozy est au ministère de l’intérieur et parle à propos des quartiers de « racaille » et de « Kärcher ».

Mais c’est aussi l’épuisement des dispositifs associatifs et d’accompagnement social, leur institutionnalisation, leurs rivalités de pouvoir, leurs enjeux politiques ou simplement leur obsolescence face aux évolutions des populations visées qui sont décrits tant par des habitants que par des acteurs locaux. « Il faut défendre ce qu’a fait cette ville, dit Aïcha Boutaleb qui a travaillé durant vingt-cinq ans dans les quartiers et demeure l’une des figures du monde associatif. Mais on a loupé quelque chose, il faut se remettre en question, reconstruire un lien avec l’habitant qui s’est défait… Quand vous voyez qu’on en est à la quatrième génération et qu’on parle encore d’intégration à ces jeunes qui sont plus français que français et qu’on les étiquette “populations issues de l’immigration”… »

À la mairie de Nantes, Myriam Nael se dit déterminée à changer les équilibres de la politique de la Ville. « Militante associative, j’étais critique de la politique de la ville, je le suis toujours, dit-elle. Il faut accélérer, y aller encore plus fort, oser pour de vrai la participation des habitants, mettre sur la table la question de la sécurité, de la drogue. Par exemple, moi, j’ai toujours été favorable au récépissé en cas de contrôle d’identité. Il faut surtout renouer le dialogue et travailler avec tout le monde dans ces quartiers, refaire du sens commun, bref, faire de la politique. »

Il lui reste à en convaincre sa majorité municipale, la préfète de Loire-Atlantique, le directeur départemental de la Sécurité publique… Et, exercice toujours plus difficile, le nouveau ministre de l’intérieur et le gouvernement qui, après avoir enterré à la va-vite le rapport Borloo, a renoncé à tout discours porteur en matière de politique de la Ville. »

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