Le prétexte de l’irresponsabilité pour briser les initiatives de luttes

On voit d’ici, déjà, la communication du gouvernement autour des initiatives de rassemblements et manifestations de sortie de confinement. Depuis quelques semaines, les articles sur «l’ultra gauche» qui «exploiterait» la colère des soignants et d’autres citoyens pour préparer une conflagration sociale dès la fin du confinement paraissent dans tous les grands médias. Ces mêmes médias ne se gênent pas pour relayer la parole gouvernementale contre d’autres médias, notamment Rouen dans la Rue et Nantes Révoltée, ainsi qu’Indymédia. Les seules sources de leurs informations sont, de leur propre aveu, les services judiciaires et les services de renseignement.
La culpabilisation et la responsabilisation individuelles ont pris une place grandissante en ces temps de confinement. Celles et ceux qui osaient de promener pour le plaisir, ou qui venaient avec leurs enfants pour faire leurs courses, ou qui prenaient l’apéro avec leurs voisins, ont été décriés comme étant des irresponsables. Dans tous les domaines, la culpabilisation personnelle est un atout majeur du pouvoir.
C’est ainsi que les automobilistes sont des pollueurs en puissance, mais que Yara est quasi totalement inconnue du grand public, que les avions sont remplis d’hommes et de femmes d’affaires qui se déplacent pour faire gagner toujours plus de millions à leurs entreprises, que les usines nucléaires tournent avec des «incidents» plusieurs fois par an, qu’on autorise toujours des pesticides mortels… Le contexte de la crise sanitaire ne fait pas disparaître cette technique qui fait ses preuves quotidiennement. Elle fait en outre accepter le contrôle permanent et les verbalisations constantes.
Globalement, pendant plusieurs semaines, nous sommes restés bien sages. Face à la violence décuplée de la police dans les quartiers populaires, seuls les quartiers eux-mêmes se sont mobilisés. Les solidarités se sont renforcées par le biais des associations et collectifs d’entraide. Des actions de sabotages ciblés ont été menées en de nombreux endroits. Mais ces initiatives, aussi nécessaires et porteuses de sens soient-elles, n’empêchent pas de constater que dans l’ensemble, nous nous sommes retrouvés neutralisés dans nos formes d’actions collectives : incapables de nous retrouver autrement que pour des motifs strictement autorisés par la loi, forcés à ne plus rencontrer de nouvelles personnes, coincés chez nous dans un espace familier, nous sommes restés confinés en nous-mêmes.
Le déconfinement ne devrait se passer que dans le cadre du travail et de la consommation. Les regroupements de plus de 10 personnes sont interdits. Le pouvoir proscrit de fait les espaces de rencontres, d’échanges, d’intensité, de sensibilité, ce qui fait la richesse de nos existences. Par ce biais, il interdit la lutte, la contestation, et bien sûr la manifestation.
Relevons tout d’abord que rien n’interdit, en droit, même actuellement, de se constituer en manifestation (ni, a fortiori, en rassemblement). Surtout quand l’appel à manifester contient une recommandation sur les gestes barrière ! Mais même sans cela, il n’apparaît nulle part, dans les textes législatifs et réglementaires de ces dernières semaines, que les rassemblements et manifestations sont interdits.
Pendant le confinement, c’étaient les motifs restrictifs autorisés pour sortir de chez soi qui, en excluant les manifs, les interdisaient de fait. Le plan de déconfinement prévoit d’une part qu’il n’y aura plus besoin d’attestation pour se déplacer, et d’autre part que les regroupements de plus de 10 personnes sont interdits. Ce qui veut dire qu’on peut être 10 à un endroit, 10 autres un peu plus loin, encore 10 à une certaine distance, etc. Il faut voir l’interdiction de se rassembler à plus de 10 personnes comme toute contravention qui existe déjà, par exemple comme l’interdiction de se trouver en état d’ivresse manifeste sur la voie publique. Cette dernière contravention n’empêche ni de boire de l’alcool, ni de se trouver sur la voie publique.
L’interdiction de constituer un rassemblement de plus de 10 personnes n’implique en aucun cas qu’il n’y a pas le droit de se rassembler sur la voie publique. À partir du moment où l’appel à rassemblement ne préconise pas explicitement de braver cette interdiction, il n’y a aucune raison juridique de l’interdire. Comme dans toutes les manifestations, malheureusement, la police décidera de verbaliser et/ou de placer en garde-à-vue les personnes qui commettent une infraction. Mais il n’y a absolument aucune raison valable d’interdire un rassemblement, surtout lorsque l’appel contient explicitement une mention des gestes barrière ! Les rassemblements et manifestations sont donc autorisés.
Mais cela n’empêche pas l’État de fustiger par avance les «irresponsables» qui appellent à manifester, ce qui déclenchera à coup sûr une deuxième vague.
En premier lieu, il importe de souligner que les manifestations ne sont rien en comparaison de tous les lieux de travail sur lesquels vont se retrouver des millions de salariés, mais aussi de toutes les écoles dans lesquelles vont se côtoyer des milliers d’élèves. Les protocoles d’hygiène très lourds vont rendre les conditions de travail extrêmement éreintantes, et beaucoup s’accordent pour dire qu’ils sont de toutes façons impossibles à mettre en place.
En deuxième lieu, ce ne sont pas les timides manifestants du 11 mai qui sont responsables de la pénurie de masques, de l’absence de tests et de la saturation si rapide des servies de réanimation. Il a déjà été démontré que Macron a totalement ignoré les alertes lancées dès le mois de décembre au sujet d’un risque de pandémie due au Covid-19. Comme pour le nuage de Tchernobyl, le pouvoir a-t-il pensé que le virus s’arrêterait aux frontières de la France ? Ce déni nous coûte très cher aujourd’hui. Les politiques d’austérité imposées à l’hôpital public ne sont pas non plus le fait des personnes qui iront aux rassemblements le 11 mai. Ce sont les gouvernements successifs qui ont supprimé 64.000 lits entre 2003 et 2016. Qui ont fait des milliards d’économie de «dépenses de santé publique» chaque année.
Enfin, ce n’est pas non plus de la faute des manifestantes et manifestants du 11 mai si le choix de la dépense publique ces dernières semaines s’est orienté vers des menottes, des gazeuses, des drones et autres armes du maintien de l’ordre, et non vers une augmentation des capacités d’accueil des hôpitaux et vers une amélioration des conditions de travail (et donc d’accueil) dans les EHPAD.
En d’autres termes, pointer du doigt les collectifs qui appellent à des rassemblements est une façon d’atténuer, voire d’effacer la responsabilité de l’État dans les problèmes de prise en charge des patients, voire les absences de prises en charge dans les déserts médicaux, dans la saturation des services de réanimation et dans les conditions impossibles dans lesquelles travaille le personnel soignant.
Le pouvoir et ses complices utilisent un autre argument pour criminaliser les manifestants : la protection des plus démunis s’en trouverait grandement fragilisée. Plus clairement, les manifestant-es seraient responsables d’une éventuelle contamination des personnes en grande détresse, et en plus il s’en foutent !
Là encore, il faut rappeler que ce ne sont pas les manifestant-es qui expulsent les gens, qui leur mettent des amendes quand ils ont plus de 3 chiens voire qui emmènent les chiens à la fourrière et les SDF en garde à vue, qui licencient, qui enferment en prison et en CRA, qui sucrent le RSA, qui contrôlent les chômeurs, etc.
En outre, de telles affirmations sous-entendent que les plus démunis sont contre les manifestations, et ce d’une seule et même voix. Parler ainsi à la place des concernés est intolérable. De surcroît, comme dans tous les milieux, sur tous les sujets, tous les plus démunis n’ont pas le même avis. Estimer que les manifestations nuisent aux plus démunis, c’est se servir d’eux comme argument d’autorité, ce qui est pour le moins critiquable.
De la même façon, fustiger les manifestations en se servant de l’argument du personnel soignant qui serait contre ne colle pas à la réalité, en plus d’être politiquement indéfendable. Oui, il y aura des soignants pour appeler au respect de la plus stricte distanciation sociale. Mais il y a aussi des soignants pour appeler à la grève et à manifester dès le 11 mai.
Cette utilisation de certaines catégories de la population comme argument d’autorité est franchement contestable politiquement et empêche tout débat d’idées autour de la façon de considérer des problèmes sanitaires au sein des luttes. Culpabiliser et faire des procès d’intention à celles et ceux qui appellent à manifester est une façon on ne peut plus hypocrite de masquer l’immense responsabilité des décideurs politiques dans la catastrophe écologique et sociale qui nous traverse.
Peut-on vraiment se permettre d’attendre d’être sous la surveillance des drones, hélicoptères, capteurs thermiques, caméras avec reconnaissance faciale, reconnaissance de démarche, de silhouette, des applis «sanitaires», des «brigades sanitaires», des bracelets électroniques… pour descendre à nouveau dans la rue ?
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