«Lettre au policier qui m’a tiré dessus : soit je m’effondre, et vous avez gagné ; soit je me bats contre l’utilisation de ces armes, et ce serait pour moi une victoire»
Vanessa a été mutilée en décembre 2018, à Paris, par le tir d’un policier. Après avoir failli mourir, elle reste lourdement handicapée. Elle adresse une lettre ouverte aux forces de l’ordre qui tirent sur la population.
« Le samedi 15 décembre 2018, en bas de l’avenue des Champs-Élysées, ma vie a basculé. L’un de vous, membres des forces de l’ordre, m’a visée et atteinte au visage par un tir de flash-ball. Pourquoi avez-vous visé ma tête ? Comment aurais-je pu échapper à une balle lancée à 320 kilomètres-heure à seulement 5 mètres de moi ? Vous avez reçu des ordres, mais j’aimerais que vous preniez conscience que ce geste m’a tuée à l’intérieur, qu’il a détruit ma vie et celle de mon entourage.
La manifestation venait juste de commencer, l’ambiance était bon enfant, il ne se passait rien. À un moment, nous avons vu une rangée de CRS. Nous étions quatre, nous nous sommes données la main en nous disant : “Éloignons-nous, on ne sait jamais, s’ils gazent…” Nous avons marché trois minutes et je me suis retrouvée au sol. Je ne me rappelle rien, sauf le cri d’une femme : “Appelez les pompiers, elle s’est pris un coup de flash-ball !” Mon cerveau s’est mis sur pause, mais des témoins ont vu la BAC (brigade anti-criminalité) me tirer dessus. J’ai eu « de la chance » : les Street Medic [secouristes volontaires qui fournissent les premiers soins dans les manifestations, ndlr] étaient juste en face. Alors que je faisais une hémorragie interne, ils m’ont accompagnée à l’hôpital et soutenue avant qu’on ne m’opère en urgence. Ils ont été vraiment exceptionnels…
Avant, j’étais décoratrice sur verre. Depuis quelques mois, je venais d’arrêter pour devenir “auxiliaire de vie” et m’occuper pour 300 euros de ma grand-mère qui était tombée malade. Je devais commencer un boulot supplémentaire dans les écoles. Ma mère, qui a travaillé toute sa vie, venait d’apprendre qu’elle toucherait une toute petite retraite par mois. J’étais choquée. C’est pour défendre le droit des personnes âgées et des retraités que j’ai décidé d’aller manifester.
Ma vie d’avant, c’est fini. Mon œil gauche ne voit plus. Tracer un trait, c’est compliqué, discerner les couleurs aussi. Mon cerveau a été impacté par votre tir : on m’a diagnostiqué une nécrose cérébrale définitive. Je souffre aussi d’épilepsie. J’ai des difficultés à me concentrer et des douleurs dues aux plaques de métal dans mon crâne. Des troubles de l’odorat – impossible de retravailler avec des fours, comme je le faisais en tant que décoratrice sur verre, d’y faire cuire des pièces. Du jour au lendemain, j’ai perdu mon œil, mon cerveau, mais aussi la personne que j’étais : toujours active, capable de mener plusieurs activités en même temps. Moi, qui étais discrète et détestais me faire remarquer, aujourd’hui, tout le monde me voit avec mes lunettes et le verre opaque plaqué sur mon œil gauche. Les gens qui, comme moi, ont été blessés gravement perdent tout, ont souvent des idées noires. Je suis « invalide stade 2 ». Ce qui implique des soins incessants : rééducation du cerveau deux fois par semaine, kiné deux fois aussi. Les traitements médicamenteux sont lourds. Les indemnités journalières que je perçois dans l’attente de l’évolution de mon dossier ne me permettent pas de vivre. Ma mère est désespérée de voir sa fille handicapée. Tout cela est en train de nous détruire – le trauma autant que la blessure physique.
Nous demandons à être reconnus comme victimes de violences d’État. Que la France cesse son déni sur ces questions. Depuis des années, des gens sont victimes de bavures policières lors des manifestations, dans des stades de foot, dans les cités… Nous demandons une reconnaissance de l’État, l’accès aux soins élargi comme pour les victimes d’attentat, et surtout l’interdiction de ces armes. Dans mon cas, le procureur a reconnu qu’il y avait eu « violence volontaire venant d’une personne ayant autorité amenant à une mutilation ». L’IGPN (la police des polices) a reconnu un tir injustifié. Ils cherchent le tireur [plusieurs procédures sont en cours, ndlr]. Tout cela est très long. Heureusement que des associations et collectifs de soutien aux blessés et victimes (Face aux armes de la police, Désarmons-les !, Clap 33, Plein le dos, l’Assemblée des blessés) nous ont permis d’obtenir des conseils, un peu d’aide, des noms d’avocats…
En 2019, avec d’autres blessés, nous avons créé le Collectif des mutilés pour l’exemple pour nous soutenir et chercher des solutions. Et éviter que cela finisse mal pour l’un d’entre nous… C’est cette solidarité qui nous a permis de lever la tête et de survivre. De payer les soins les plus urgents, dentaires notamment, car ils ne sont pas remboursés par les mutuelles [dans de nombreuses assurances complémentaires santé, une clause exclut les “sinistres résultant de mouvements populaires”, ndlr]. Je reçois aussi de l’aide de petites grands-mères vivant dans les Landes ou encore à Bullom. Elles n’ont pas grand-chose et pourtant elles me soutiennent, on se parle régulièrement, cela me touche beaucoup.
Les nouveaux LBD40 sont équipés de viseur holographique. Ils sont très précis. Qu’on ne me dise pas que vous ne saviez pas ce que vous faisiez. En Allemagne, où ont eu lieu de grosses manifestations, la police utilise des canons à eau. Vous avez déjà vu une main en moins ou un éborgné ? Non. La France a fait un choix. Est-ce que monsieur Macron se rend compte que sa police tire sur son peuple, mutile des innocents ? Aujourd’hui, je porte la voix des mutilés pour obtenir justice. Je me suis pris un tir de flash-ball, mais je veux que ce drame serve à tous. Deux options : soit je m’effondre, et vous avez gagné ; soit je me bats contre l’utilisation de ces armes, et ce serait pour moi une victoire. »
Un documentaire sur l’histoire de Vanessa et sur les violences d’État est en ligne