Affaire Théo : autopsie d’un acte de barbarie


Déchaînement collectif, mutilation, tirs et mensonges assermentés. Impunité trois ans après.


Il y a trois ans, dans la ville d’Aulnay-sous-Bois, des policiers déchaînaient une violence gratuite contre plusieurs habitants, et mutilaient Théo à tout jamais, en le frappant au niveau de l’anus avec une matraque en métal. À l’époque, les médias avaient largement maquillé l’affaire, justifié l’injustifiable, repris les éléments de langage des autorités… Trois ans ont passé, et la Défenseure des droits publie à présent un rapport accablant qui détaille tous les faits. Une enquête méticuleuse menée par des juristes : une liste interminable d’agressions, de mensonges, d’humiliations, de comportements contraires à la déontologie à tous les niveaux de la hiérarchie. Tous ces actes sont documentés par des vidéos, des éléments d’enquête ou par des pièces de l’administration.

Il est 16h45 ce jeudi 2 février 2017, quand un équipage de la brigade spécialisée de terrain (BST) fait irruption sur le parvis du centre culturel d’Aulnay-sous-Bois. Il ne se passe rien, mais un agent tient déjà sa matraque télescopique en métal. L’intervention est gratuite : un «tapage» provoqué par le cri d’un jeune sur le parvis. La police décide de contrôler les personnes présentes. Théo Luhaka, qui subira les violences, n’est soupçonné d’aucune délit, ne fait rien : il passe. Il sera mutilé à vie quelques secondes plus tard.

Le début du contrôle se déroule derrière un mur et échappe aux caméras de vidéosurveillance de la ville. Le premier coup, dans la tête d’un jeune, est donné par un policier qui a reconnaîtra les faits. Théo explique alors s’être interposé et avoir reçu un coup de poing. Le contrôle s’envenime et les policiers tentent de l’interpeller, tandis que les autres jeunes prennent la fuite. Théo, encerclé par les agents, réapparaît dans le champ des caméras. Il a perdu sa veste dans la mêlée et son pantalon tombe sur ses jambes. Il est jeté au sol par les policiers. Le chef de bord B. lui envoie des jets de gaz lacrymogène à bout portant. L’agent A. tient toujours sa matraque en main. Il assène des coups aux jambes, avant d’en porter un avec le manche de l’arme derrière la tête, un geste illégal sur une personne déjà maîtrisée.

Les agents le relèvent, Théo refuse de se faire menotter, mais ne porte aucun coup. Trois policiers sont sur lui, et le fonctionnaire C. menace un groupe à distance avec sa gazeuse. Alors que le policier D. frappe Théo au visage, son collègue A. donne un coup d’estoc avec sa matraque, pointe en avant, au niveau des fesses. Il vient de provoquer une blessure très grave, une «plaie longitudinale du canal anal et du bas rectum en continuité et sur le trajet de la lésion sphinctérienne». En clair, il a perforé la chair à côté de l’anus, créant un nouvel orifice de 10 cm de profondeur. Le jeune homme s’effondre sous la douleur. «J’ai été comme dans les vapes : ils continuaient à me frapper mais je ne sentais plus les coups, j’étais comme concentré sur ma douleur», dira-t-il. Alors qu’il n’oppose plus de résistance, il reçoit un nouveau coup de matraque «pointé» du même agent. L’agent D. lui donne un crochet dans le ventre. Il est ensuite menotté. Gravement blessé, le jeune homme est écrasé au sol par le poids d’un agent sur sa nuque.

Sur les images, un petit groupe semble protester verbalement. Une femme filme. Les fonctionnaires projettent du gaz dans leur direction, puis jettent une grenade vers des témoins, alors que ceux-ci sont déjà en train de quitter les lieux. Les policiers redressent Théo, menotté, et le frappent à deux reprises au visage. Sa tête heurte le mur. Deuxième coup, son crâne cogne à nouveau le béton. Il est emmené derrière le mur, hors du champ des caméras de vidéosurveillance, pendant deux minutes et vingt secondes à l’abri des regards. Un passant parvient à filmer quelques secondes de violences.

Entre-temps, un équipage de la brigade anticriminalité (BAC) arrive, sans signe distinctif, et agressent les témoins. Un agent va vers l’escalier où se trouve un homme seul, qui assiste à la scène. Il lui jette en cloche une grenade de désencerclement, un tir illégal. Un autre homme descend de sa voiture et s’approche de la dalle, il est frappé à coup de pied. Un troisième s’approche, il est gazé. Il recule en levant les mains, un agent la BAC arme son LBD et lui tire dessus. Tandis que l’homme est en train de prendre la fuite, tirs de grenades de désencerclement et de grenade lacrymogène. Trois munitions pour faire fuir une personne seule qui passait par là. Au commissariat, les policiers assermentés rédigent de fausses déclarations sur les tirs. Ils écrivent avoir fait feu sur un homme qui jetait des projectiles. L’agent F. indique avoir jeté deux grenades de désencerclement pour disperser une foule d’une trentaine de personnes menaçantes, faits totalement contredits par la vidéosurveillance. Interrogé, cet agent expliquera que «ce type d’intervention était banal voire quotidien dans le département de la Seine-Saint-Denis, et le gardien de la paix G. précise qu’il faisait souvent usage des armes, qu’il n’y avait pas un cycle de travail (quatre jours) sans qu’il n’utilise une grenade ou un lanceur».

Dans la voiture qui emmène Théo vers le commissariat, un policier prend le jeune mutilé en photo : «Ça mérite un snap». Théo évoque aussi des coups à l’intérieur du véhicule et à la sortie. Un agent lui aurait mis une gifle avant d’essuyer le sang de son visage avec son tee-shirt, tandis qu’un autre remarquait : «Tu as raison, il saigne du fion». Malgré le sang, la douleur extrême, Théo Luhaka est quand même menotté à un banc dans le commissariat. Un autre policier au commissariat constate qu’il tombe dans les pommes, et l’allonge. Le jeune homme sera évacué vers l’hôpital et opéré en urgence. Pendant plusieurs heures, les policiers impliqués vont pouvoir se concerter, alors que le commissaire est informé des faits. Les trois agents de la BAC auront un avertissement, la plus faible mesure possible. Les quatre gardiens de la paix de la BST n’ont pas encore été sanctionnés, même s’ils ont été suspendus le temps de l’enquête, et que deux d’entre eux ont été réintégrés.

C’était il y a trois ans. Et la situation n’a pas cessé d’empirer depuis cet acte de barbarie, en plein jour, dans un quartier de banlieue parisienne.


Cet article est issu de l’enquête du Monde.

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