Chronique lecture : pour penser et bloquer les flux


Cette semaine en librairie : “À bout de flux” de Fanny Lopez aux éditions Divergences. Alors que la crise énergétique est au cœur de l’actualité et que plane la menace de coupures d’électricité, Fanny Lopez signe un essai fascinant sur les infrastructures électriques qui jalonnent notre territoire.


Historienne de l’architecture et des techniques, Fanny Lopez, travaille notamment sur les liens qui s’opèrent entre urbanisme et histoire de l’électricité. C’est donc dans une approche matérialiste qu’elle questionne la place des infrastructures électriques et l’impact grandissant du numérique. Ces structures, et tous les réseaux qui se déploient autour de nous, pour nous permettre de nous éclairer et d’allumer notre ordinateur, nous n’y prêtons pas forcément attention. Et pourtant ce système réticulaire ne cesse de grossir. Concrètement, tous les ordinateurs, smartphones et objets connectés nécessitent une quantité gigantesque d’énergie, donc des structures et des centres de données de plus en plus importants. Et le fonctionnement du système électrique devient lui-même de plus en plus dépendant du numérique. Cette année au moins six nouveaux câblages sous-marins de fibre optique ont été installés dans le monde.

Le câble 2africa déployé par Facebook devient le plus long du monde avec 45.000 km de longueur : “il fait littéralement le tour du continent africain et de tous les pays limitrophes jusqu’à l’Arabie Saoudite, revenant s’interconnecter à Marseille, qui confirme sa place de gateway mondial.” Le numérique est très gourmand en électricité et RTE, le gestionnaire de transport de l’électricité en France, “prévoit pour 2050 une multiplication par trois de la consommation des centres de données”.

La dynamique de croissance imposée par les GAFAM a un impact sur les réseaux avec des infrastructures qui deviennent de plus en plus coûteuses. Mais cela pose évidemment d’autres problèmes : spatial, urbain, environnemental, paysager, foncier, etc. Cette logique capitaliste s’impose en plus à un secteur qui relève de financements publics : “Le secteur public (collectivités, opérateur de fibre, d’électricité) est KO face aux géants du numérique. Aucune création d’infrastructure n’a rapporté autant d’argent aux actionnaires de ce secteur privé et si peu aux collectivités. Pour ce qui est des services rendus à la société civile, ils doivent aussi se mesurer à l’aune de la remise en cause de l’ultraconnexion généralisée comme mode de vie, de l’excès d’écran et de la collecte de données personnelles. Comme s’il y avait une impérieuse nécessité à être connecté 24h/24 à du très haut débit sur plusieurs écrans en simultané. Ce numérique-là est morbide, il n’est en rien une nécessité vitale, il n’est pas non plus un service public comparable à celui que fut un temps celui de la santé, de l’assainissement ou de l’électricité.” Fanny Lopez nous rappelle que les infrastructures électriques n’ont rien de neutre, que la façon même de les concevoir et de les gérer, avec une centralisation très forte en France et une grande opacité, relève de choix politiques. “Déjà en 2011, le rapport de Greenpeace Battle of the Grids (La bataille des réseaux électriques) avait montré qu’une intégration à large échelle de l’électricité renouvelable dans le réseau européen (68% pour 2030 et 99,5% pour 2050) était faisable tant sur le plan technique qu’économique. Le scénario garantissait un niveau élevé de sécurité d’approvisionnement, même dans les conditions climatiques les plus extrêmes (avec peu de vent et un faible rayonnement solaire).”

Pourtant, le président de RTE est très clair : “Arrêtons d’opposer les énergies renouvelables et le nucléaire quand on peut avoir les deux.” Nous sommes loin de la sobriété. C’est plutôt l’accumulation qui est encouragée – “il faut produire plus d’électricité” – avec des investissements colossaux et des structures de plus en plus visibles. L’essai de Fanny Lopez, nous fait pénétrer les dessous du système électrique et nous encourage à questionner les configurations structurelles existantes. Les crises (géopolitique, climatique et technique) que nous traversons frappent toutes les infrastructures de l’énergie. Il y a donc un véritable enjeu à repenser leur gestion et le maillage territorial qui en découle.

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