Le fasciste et le tyran : que ce passe-t-il en Russie ?


Quelques explications pour comprendre la situation


Photographies de Poutine à droite et Prigojine à gauche

Au troisième siècle avant notre ère, la grande puissance militaire qui fait face à Rome est la Cité de Carthage, en Afrique. L’armée de Carthage est composée de mercenaires. Après une défaite militaire, ces derniers se révoltent contre leurs employeurs car ils n’ont pas été payés. Une guerre civile atroce dévaste la ville, très affaiblie, qui subira deux autres défaites contre Rome et finira entièrement rasée. Au Moyen-Âge, des troupes de mercenaires réunies au sein de «grandes compagnies» vendent leur violence aux Princes les plus offrants et dévastent les territoires lorsqu’ils n’ont plus d’employeurs. Durant la Renaissance, les Condottieres sont des mercenaires en quête de fortune et de titres, qui découpent lorsqu’ils peuvent leurs propres fiefs au détriment des pouvoirs qui les avaient embauchés. La condition même du mercenaire, c’est-à-dire du chien de guerre qui se bat sous contrat, est par définition de se retourner contre ses maîtres.

En Russie, c’est un épisode aussi sidérant que soudain qui a eu lieu ces derniers jours. Une mutinerie spectaculaire du groupe Wagner qui a fait route vers Moscou, avant de se rétracter. Quelques mots pour y voir plus clair.

Wagner contre le ministère de la défense

D’un côté, la compagnie Wagner, un groupe privé de mercenaires au service du Régime de Poutine depuis 2014. À leur tête, Evgueni Prigojine, un ancien criminel qui a fait fortune dans le chaos de la Russie des années 1990, après avoir ouvert des restaurants. À cette époque, alors qu’il est devenu un homme d’affaire à succès, Prigojine entre dans le cercle de Vladimir Poutine, qui n’est pas encore président. 20 ans plus tard, en fondant la milice paramilitaire Wagner, Prigojine devient une pièce maîtresse du dispositif de Poutine : la compagnie privée intervient en Syrie, où elle commet des atrocités pour protéger Bachar El Assad, en Afrique Subsaharienne, où elle sert divers dictateurs et massacre des populations civiles, et enfin en Ukraine, où elle est le fer de lance de l’agression russe. Les deux hommes ont lié leurs sorts.

Aux côtés de Prigojine, le lieutenant-colonel Dmitry Utkin. Un homme de grande taille au crane osseux et rasé, au corps couvert de tatouages nazis. Il est lui aussi fondateur de la milice Wagner, après avoir été dans le renseignement militaire russe. En Syrie, il reprend la ville de Palmyre pour le compte du régime Syrien, et commet des crimes de guerre dont certains sont filmés et diffusés. En 2016, il est décoré par Poutine en personne. Sous la direction de ces deux hommes, 25.000 combattants revendiqués, des vétérans de l’armée, notamment issus des forces spéciales, d’anciens prisonniers, des néo-nazis…

Wagner n’opère pas seulement dans le domaine militaire, mais produit aussi de la propagande en ligne, de «l’influence», avec des armées de trolls sur internet chargés de servir les intérêts russes dans le monde, au sein d’une entreprise appelée Internet Research Agency.

De l’autre côté, le tyran Poutine, indéboulonnable chef d’État russe, qui a verrouillé son pays, fait taire toute opposition et qui utilise la brutalité comme marque de fabrique. Avec lui, Sergueï Choïgou son ministre de la défense, fidèle parmi les fidèles, et le chef d’état-major, Valeri Guerassimov. En réalité, Wagner ne s’oppose pas directement à Poutine, mais à ces deux dirigeants militaires, accusés d’incompétence.

En clair, deux factions poutiniennes se défient. Notons que n’est pas la moindre bizarrerie pour le régime russe que d’avoir confié à une milice ouvertement néo-nazie le rôle de «dénazifier» l’Ukraine, selon sa propre propagande.

Une guerre d’influence

Sur le front Ukrainien, Prigojine s’en est pris à plusieurs reprises à l’armée régulière. Il a notamment menacé de retirer Wagner du front, insulté le ministre de la défense et même critiqué le Kremlin. Alors que sa milice perdait beaucoup d’hommes face à l’armée ukrainienne, le mercenaire en chef accusait l’armée russe d’incompétence, mais aussi de ne pas lui fournir les moyens suffisants dans des vidéos diffusées en ligne : «Où sont ces putains de munitions ? […] Ces hommes sont venus ici en tant que volontaires et ils meurent pour que vous puissiez vous engraisser dans vos bureaux en acajou […] Les salauds qui ne nous donnent pas de munitions vont finir en enfer». Après l’attaque d’un drone il insultait violemment la hiérarchie militaire : «Vous, les animaux puants, que faites-vous ? Vous êtes des porcs ! Levez vos culs des bureaux dans lesquels vous avez été mis pour défendre ce pays !»

Lors de cette crise entre factions rivales du front russe, le ministère de la défense a publié une instruction rendant obligatoire au 1er juillet 2023 la signature de contrats individuels pour tous les combattants engagés sur le front ukrainien. En clair, il s’agissait de faire rentrer les miliciens de Wagner sous les ordres de l’état-major de l’armée régulière. Wagner aurait perdu son autonomie, et donc sa puissance. Impensable pour Prigojine.

Le coup militaire

C’est dans ce contexte que démarre le coup militaire du vendredi 23 juin. Le chef de Wagner appelle à une «marche de la justice», demande aux citoyens russes de prendre les armes et s’installe avec ses miliciens à Rostov, grande ville stratégique de l’Ouest de la Russie près de la frontière ukrainienne. De là, il entreprend une montée vers Moscou, à 1000 kilomètres au nord.

Un correspondant ayant vécu en Russie précise : «Poutine n’a pas du tout la même image que chez nous. La population russe fonctionne depuis deux décennies avec l’idée que c’est un dirigeant droit et humain, qui fait tout ce qu’il peut pour gérer des situations complexes, mais qu’il est sans cesse empêché par une bureaucratie et des hauts fonctionnaires véreux». Le discours de Prigojine, populiste et violent, trouve donc un écho dans cet imaginaire. Le dictateur n’est pas visé directement, seul son entourage l’est.

De même, le chef de Wagner jouit d’une certaine popularité. En Russie, la milice a été glorifiée pour ses victoires au combat, notamment la prise de Bakhmout. Une partie de l’opinion le soutient, il compte des anciens de l’armée dans ses rangs. Et certains courants politiques russes trouvent même l’offensive en Ukraine trop modérée et poussent à aller beaucoup plus loin.

La marche de Wagner sur Moscou a donc lieu le samedi. Le groupe privé parcourt 800 kilomètres en quelques heures, quasiment sans rencontrer de résistance. En chemin, la colonne abat un avion et des hélicoptères de l’armée régulière. En urgence, les soldats russes font sauter un dépôt pétrolier pour éviter que Wagner ne s’en empare, et détruisent les routes pour ralentir l’avancée. À mi-parcours, Prigojine capture une installation de stockage nucléaire à Voronezh. Un gangster s’empare d’infrastructures nucléaires dans un pays qui compte l’un des plus gros arsenaux atomiques du monde ! La situation devient folle.

À la télévision, Poutine lance un discours martial. Il qualifie Prigojine de «traître» et annonce que les responsables du coup d’État seront traduits en justice. Il fait même un parallèle avec 1917, soit la révolution russe, signe de la gravité du moment.

Moscou se barricade, une partie de l’élite quitte même la capitale. La ville entière est en état d’urgence anti-terroriste. Wagner s’approche à 200 kilomètres de Moscou, quasiment dans les faubourg de la capitale. Des soldats Tchétchène rappliquent en urgence, mais prennent leur temps avant d’engager le combat, comme s’ils attendaient de voir la situation évoluer. Le pays semble au bord de la guerre civile. Et puis ? Rien.

Wagner se replie. Un «accord» a été trouvé. Le dictateur de Biélorussie, vassal de Poutine, a négocié avec le milicien. Il lui a garanti une absence de poursuites et l’accueil de la compagnie dans son pays. Quant au ministre de la Défense, dont Prigojine demandait la démission, il semble désormais sur le départ. Ainsi, Prigojine n’a pas attaqué Moscou, mais il a imposé un rapport de force suffisant pour obtenir des contreparties. À Rostov, les forces de Wagner repartent sous les applaudissements d’habitants.

Quelles conséquences ?

Même s’il est difficile de saisir toutes les conséquences de cet épisode sidérant, Poutine sort évidemment affaibli de cette séquence. Quand un chef de gang peut traverser la Russie à la tête d’une colonne de mercenaires, abattre des hélicoptères et tuer des soldats réguliers tout en menaçant Moscou, puis se replier sans encombres après avoir obtenu un accord, c’est que le cœur du pouvoir est fragile.

La parole même de Poutine, qui avait menacé Prigojine avant de négocier avec lui par l’intermédiaire d’un vassal a perdu toute crédibilité. L’image de l’empereur invincible et intraitable est écornée. Quelle que soit la suite, les failles du régime russe sont béantes, et tout le monde a pu s’en apercevoir. D’ailleurs, une partie de l’élite moscovite a pris ses jambes à son coup en jet privé. Le moral des soldats sur le front ukrainien doit être, lui aussi, sérieusement atteint par ces conflits entre seigneurs de guerre à l’intérieur même de la Russie. De plus, le système Poutine dans le monde, qui repose sur Wagner en Afrique et au Proche Orient, est lui aussi fragilisé par cet épisode.

Quel est le but de Prigojine ?

Il assurait vouloir «aller jusqu’au bout» avant d’ordonner un repli quelques heures plus tard, alors qu’il avançait sans résistance. Peut-être a-t-il compris qu’il n’aurait pas le soutien espéré au sein de la population et des institutions ? Et que tenir une capitale avec 25.000 hommes est irréaliste. Et pour en faire quoi ? Son plan était-il seulement d’organiser coup de pression ? Au sein même de ses troupes, c’est l’incompréhension. Le chef de meute sort, lui aussi, affaibli de la séquence. Et ses jours sont probablement comptés, car on imagine mal que l’auteur d’une telle humiliation puisse rester vivant durablement si Poutine reste au pouvoir.

En Russie, les services ont confisqué l’argent de Wagner, des milliards de roubles, de l’or et le passeport de Prigojine. La police anti-terroriste aurait aussi fait des descentes dans les familles de membres de Wagner. Peut-être était-il bien coincé et a donc choisi se réfugier en Biélorussie.

Une mise en scène ? Un redéploiement ?

D’après le Washington post, Poutine et les services de renseignement des États-Unis étaient au courant de la préparation de cette mutinerie depuis 10 jours. Pourquoi avoir laissé faire ? Peut-être le Kremlin n’a-t-il même plus la force de faire face à son propre chien de guerre. Une lectrice russe nous affirme : «Poutine a eu peur, jamais depuis mon enfance Moscou et les villes à côté ont été à ce point encadrées par le régime antiterroriste. Tout le monde a remarqué que Poutine a eu peur, et ça se voit dans son discours».

Autre enseignement : ce coup militaire va permettre à Poutine d’éliminer les «traîtres» au sein de son armée : «Personne ne parle ouvertement, mais cela a permis de détecter les opposants. On peut les voir simplement en regardant les commentaires sur les réseaux sociaux». Poutine pourrait utiliser cette crise dans la crise pour affermir encore plus son pouvoir, purger ses propres services et renforcer sa paranoïa.

Aujourd’hui, Wagner est donc en Biélorussie, à quelques centaines de kilomètres seulement de la capitale Ukrainienne. Plus près, sans doute, qu’elle ne l’a jamais été. Les russes ont d’ailleurs déployé des armes nucléaires en Biélorussie ces dernières semaines. Mais la milice Wagner peut-être revenir dans le conflit après un tel épisode ?

Peu importe l’issue de cet épisode, ce sont deux factions poutiniennes, deux visions du monde très proches l’une de l’autre qui se sont confrontées : celle du tyran et celle du mercenaire fasciste. Deux visions basées sur une idéologie ultra-nationaliste, sur fond d’impérialisme et de capitalisme décomplexé. Un monde régi par des seigneurs de guerre qui s’affrontent au détriment des peuples. Cet épisode aura juste confirmé que le mercenariat est toujours le talon d’Achille des empires.

Si Poutine sort affaibli et humilié pour le moment, en attendant la suite des événements, le coup de Wagner pourrait amener une partie de la population vers encore plus de nationalisme et de velléités belliqueuses. La seule issue, malheureusement improbable en l’état, serait un soulèvement populaire en Russie contre le gouvernement, contre la guerre et ses milices.


Le mot de la fin, plein d’une dérision désabusée, de notre lectrice russe : «Tout le monde en Russie appelle déjà cette histoire une clownade». Une guerre de clowns sinistres.


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