Une chronique en forme de coup de gueule de notre envoyée spéciale aux Rendez-vous de l’Erdre
Comme chaque année, une importante partie de la population nantaise et alentours s’est donnée rendez-vous ce premier week-end de septembre dans le centre-ville de Nantes, aux bords de l’Erdre, afin de profiter de nombreux concerts de Jazz dans le cadre du festival «Les rendez-vous de l’Erdre». Même s’il est de plus en plus fliqué et désormais entouré de barrières et de contrôles, l’événement reste gratuit. Ce qui est merveilleux pour une musique qui, née dans les communautés afro-américaines de la Nouvelle-Orléans, est aujourd’hui en France une musique plutôt élitiste (1).
Un chouette événement donc, s’il n’y avait pas ce douloureux constat : la programmation musicale de l’édition 2023 était cette année encore quasi exclusivement masculine, et très majoritairement blanche. Selon un décompte approximatif, les statistiques sont les suivantes : sur les trois jours de festival nantais, à peu près 27 femmes sont montées sur scène, pour quasiment 200 hommes. Ce qui fait un total de 13,5% de femmes (2). Ce chiffre corrobore celui d’une enquête menée en 2018, indiquant que «Des musicien·ne·s en formation aux artistes les plus renommés, le monde du jazz et des musiques improvisées apparaît comme un univers artistique essentiellement masculin : les hommes composent 75% des élèves des classes de jazz des conservatoires, 74% des stagiaires en formation professionnelle, 83% des enseignant·e·s de jazz, (79% pour la FNEIJMA et 85% pour l’ADEJ), 86% des artistes musicien·ne·s des grands ensembles de jazz et 85% des artistes programmé·e·s sur les scènes de jazz. À titre de comparaison, une étude réalisée par l’association française des orchestres (AFO) en 2016-2017 auprès de 37 orchestres symphoniques et philharmoniques a montré que les hommes y représentent 64% des musiciens» (3). Les célèbres rendez-vous de l’Erdre nantais n’échappent pas à la règle : le masculin l’emporte.
Ce constat s’élargit à tout style de musique confondu. En effet, une étude menée par le centre national de la musique en 2021 est sans appel : «L’étude se base sur un panel de festivals de musiques actuelles (90%), mais aussi de musiques classiques (10%). On observe pour les musiques actuelles que sur les 3590 représentations englobant 5416 musiciens, seules 14% sont des femmes, et sur les 927 groupes que cela représente, 88% sont majoritairement masculins, 5% sont majoritairement féminin et 7% paritaires» (4). Les causes sont multiples. Pour aller plus loin, l’excellent podcast «les couilles sur la table» sur le lien entre musique et masculinités est indispensable (5).
Quand à l’origine ethnique des musicien.nes, le constat est clair : la grande majorité des artistes invité·es étaient des personnes blanches (6). Là aussi, l’enjeu est de taille, et l’histoire à creuser : comment est-on passé d’une musique de résistance des populations noires des États-Unis à une musique intellectuelle, élitiste et blanche, en France ? (7) À ce propos, il est tout à fait intéressant d’observer la répartition raciale des professions participant au festival. Si la majeure partie du public était blanche, l’ensemble du personnel de sécurité encadrant le festival – disposé aux entrées et aux sorties pour effectuer des fouilles – était racisé.
Cela pose de nombreuses questions : Qui produit ? Qui programme ? Qui diffuse ? Qui commente ? Qui critique ? Qui encense ? Qui applaudit ? (8) Le système tourne sur lui même, avec la nette impression qu’un boy’s club blanc détient les rênes de ce système. Pourtant il y a les autres, toutes celleux qui souhaitent se faire une place, exister dans l’espace public, faire émerger leur voix. Artistes émergent·es, intermitent·es du spectacle, spectateur·ices en attente de transformations. En l’absence de réelle politique structurelle sur des enjeux de représentativité des artistes – tout comme des technicien·nes, des responsables des programmations, des critiques musicales et de tous les maillons de la chaîne -, tout changement est impossible. Et l’on pourra rééditer ce papier l’année prochaine. Quand à moi je n’accepte plus d’être, en tant que femme racisée et musicienne, reléguée à un rôle d’éternelle spectatrice.
Naïl El Am
Notes :
1 : Il n’y a qu’à regarder les tarifs du prestigieux festival «Jazz in Marciac», les chiffres sont éloquents. À consulter sur: https://www.jazzinmarciac.com/tarifs
2 : Nous ne pouvons présumer de l’identité de genre exacte de tous·tes les acteur·ices. Nous parlons donc «d’hommes et de femmes perçu·es comme tel·les».
3 : Extrait de l’enquête intitulée «La représentation femmes / hommes dans le Jazz et les musiques improvisées», réalisée par réalisée par AJC Jazz, Grands Formats, et la Fneijma en coopération avec l’ADEJ et avec l’expertise de l’Association Opale. À retrouver ici : https://ajc-jazz.eu/wp-content/uploads/2019/10/etude-hf-jazz.pdf
4 : L’intégralité de l’étude est à trouver ici: https://cnm.fr/wp-content/uploads/2021/01/20201023_Etude-CNM-octobre.pdf
5 : À écouter ici: https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/en-musique-les-hommes-donnent-le-la
6 : En l’absence de statistiques ethniques en France, nous n’avons pas d’études portant sur la représentativité des personnes racisées dans le milieu du jazz et de la musique en général.
7 : Voir l’article très intéressant de Slate autour des questions raciales et du premier album de Jazz: https://www.slate.fr/story/138482/jazz-musique-racisme
8 : Selon un sondage effectué en 2019 sur les français et le jazz, ces amateurs sont plus régulièrement des hommes (58%), des habitants d’Île-de-France (62%) et des personnes aux revenus aisés (64%). Ils sont généralement plus âgés que la moyenne des Français, 66% des 65 ans et plus déclarent apprécier cette musique, contre 50% des moins de 35 ans. À retrouver ici : https://harris-interactive.fr/opinion_polls/les-francais-et-le-jazz/
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