Chronique lecture : « Tout plaquer », d’Anne Humbert


«Les désertions permettent aussi de rejeter la responsabilité sur les individus plutôt que de se focaliser sur les politiques publiques».


La couverture du livre "Tout plaquer"

Chez Contre Attaque, déserter cette société mortifère est un principe qu’on a plutôt tendance à apprécier et à appliquer. Ce livre, qui prend le parti inverse, nous invite à ouvrir le débat et à réfléchir aux implications de la désertion.

Ingénieure, et sans nulle volonté de déserter, Anne Humbert publie aux belles éditions Le Monde à l‘Envers un court essai nommé «Tout plaquer : la désertion ne fait pas partie de la solution … mais du problème». Dans celui-ci, l’autrice entend traiter d’un phénomène auquel elle est confrontée au sein de son milieu professionnel et dont on fait beaucoup la promotion, notamment depuis l’épidémie de covid.

Anne Humbert évoque ces storytellings d’épanouissement après avoir bifurqué, tout plaqué, que ce soit son travail, son appartement, ou encore ses proches. Tous ces gens, citadins et éduqués, qui décident un matin de quitter leur vie bien rangée et de se lancer dans une nouvelle formation plus manuelle, de déménager à la campagne, de s’acheter une ferme, de faire du maraîchage bio… Tous ces gens qui, après coup, se racontent et prétendent avoir trouvé leur vrai moi, enfin en accord avec leurs valeurs et qui, eux, ne restent pas dans un emploi peu épanouissant. D’ailleurs, ils ne comprennent vraiment pas comment des gens peuvent continuer à vivre ainsi, alors qu’il suffit juste de le vouloir pour arriver à trouver ce sens et ce bonheur qu’ils ont atteint si aisément en le décidant simplement.

Si l’autrice ne condamne pas le fait en soi de partir et de tout plaquer, parce qu’elle considère qu’à notre échelle individuelle nous ne ferons de toute façon jamais la différence, elle nuance le discours perpétué autour de ces grands départs et changements de vie radicaux. Ainsi, elle part de sa propre expérience du milieu d’ingénieur, ayant connu plusieurs personnes de son entourage ayant tenté la bifurcation. Anne Humbert évoque des individus surdiplômés qui ont réussi à s’acheter une ferme à l’aide d’argent mis de côté et d’un petit coup de pouce des parents, ainsi que d’un confort économique et social qui leur offre cette chance de partir.

Le revers de ces départs a pour conséquence la priorisation des individualités sur le collectif. «La mobilité individuelle est sacrée. Il n’y a plus de principe de responsabilité : on peut passer d’une vie à l’autre sans rendre de compte à personne. On peut tout survoler. On peut choisir de rechercher constamment l’excitation de la nouveauté». C’est alors le summum du néolibéralisme dans nos vies, qui se traduit par une recherche constante de nouveauté, privant les individus de toute attache sensible. Les déserteurs sont alors légers au point d’avoir des relations et des expériences de vies interchangeables. Ils peuvent passer d’un mode de vie à un autre en un claquement de doigt. Les quotidiens sont jetables et remplaçables à l’infini, ils ne représentent plus rien. La désertion devient une forme de «développement personnel».

On fantasme le nouveau afin de fuir les enjeux de sa condition présente, comme si l’issue devait être l’abandon. En outre, l’autrice montre que la désertion est en réalité une fuite, face aux tensions et aux conflits qui peuvent exister dans le monde du travail : là encore les déserteurs se confortent dans l’idée de tout plaquer. Or, ces luttes devraient être émancipatrices et rappeler les déçus à un espoir de lendemains nouveaux.

Alors, Anne Humbert n’a pas de solution miracle, mais elle insiste sur le poids de l’entraide : «On pourrait se mobiliser collectivement pour autre chose que pour nous-mêmes». Il est nécessaire de comprendre notre quotidien comme faisant partie intégrante de la société, puisque s’intéresser à notre réalité individuelle, c’est l’appréhender dans un ensemble de vies entremêlées. S’exclure ne mènera à rien, et nous ne pourrons changer les choses que collectivement. La désertion, si elle n’est qu’un projet de vie individuel, ressemble fortement à une désillusion, alors pourquoi pas continuer à penser et à construire sur long terme tous ensemble, ou à déserter, mais collectivement ?


«Tout plaquer : la désertion ne fait pas partie de la solution… mais du problème », Anne Humbert, aux éditions Le Monde à l‘Envers.

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