Les “perles” de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, ou le naufrage de l’extrême centre


Des étudiant.e.s de l’EHESS, prestigieuse école parisienne jadis considérée comme progressiste, racontent le délire autoritaire qui s’empare de l’établissement, et plus généralement des «élites intellectuelles» françaises.


Les "perles" de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, ou le naufrage de l'extrême centre

Mais que se passe t-il à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ? Rappelons les grandes étapes ayant mené à la situation de blocage actuelle, afin que les lecteurs et lectrices puissent avoir une idée du contexte.

Suite à la mobilisation en solidarité avec Gaza depuis octobre dernier, Romain Huret (le président) a multiplié les mesures répressives. Parmi celles-ci, le tristement célèbre signalement de 6 étudiant.e.s pour «apologie du terrorisme» sur la plateforme PHAROS [le site du gouvernement pour dénoncer les contenus illicites sur internet], qui a entraîné leur convocation par le PNAT [le Parquet National Anti-terroriste].

Il ne faut visiblement pas être le voisin de Monsieur Huret dans des contextes autoritaires (sauf si vous n’avez rien à vous reprocher bien entendu), ni étudier dans une institution qu’il préside lorsqu’un État colonial assassine des dizaines de milliers de civil.e.s…

«L’établissement, c’est un bâtiment et un contrat passé avec l’État, un prix de journée. L’institution, quand ça existe, c’est un travail, une stratégie pour éviter que le tas de gens fermente, comme un pot de confiture dont le couvercle a été mal fermé»
Jean Oury

Ces intimidations n’ont évidemment pas empêché la lutte de se construire et se renforcer au fil des mois. Depuis plus de deux semaines, l’école est fermée administrativement, les séminaires annulés ou délocalisés. Ceci fait suite à l’intervention policière du 15 mai demandée par la présidence pour mettre fin à l’occupation étudiante. La quasi totalité des parcours de master exigent la réouverture des locaux pour permettre la tenue des ateliers et discussions organisés par le Comité Palestine, ainsi qu’une condamnation ferme par l’école du génocide en cours à Gaza. De nombreux laboratoires et comités de doctorant.e.s formulent des demandes similaires. La situation s’est alors cristallisée lorsqu’une élue étudiante présentant ces diverses revendications au conseil scientifique de l’école à été intimidée et agressée physiquement. Seule dans une pièce hostile, elle avait alors sorti son téléphone pour filmer la scène et se protéger, geste présenté par la présidence comme violent.

On propose aux lecteurs et lectrices de faire un petit tour des meilleures contributions de certain.e.s profs de l’EHESS au naufrage en cours. Sorte de voyage au cœur de l’absurde dans la maison mère des nouvelles sciences sociales françaises, mêlant prises de positions hors-sol, gorafisme involontaire et paternalisme. La minorité violente et radicalisée à la tête de l’EHESS, qui bloque l’établissement depuis deux semaines, peut en effet s’appuyer sur quelques intellectuel.le.s organiques des plus brillant.e.s pour faire de l’institution un ventre mou aseptisé. Dans cette optique, nous ne nous attarderons pas sur Romain Huret, sorte de Pascal Praud se targuant d’une habilitation à diriger des recherches, idéal-type macroniste déjà trop connu est presque dépassé (novlangue, pacification policière, monologues propices à de grandes déclarations creuses et surdité volontaire…). Nous voudrions plutôt exposer quelques exemples (non exhaustifs) qui nous semblent assez symptomatiques de la radicalisation de l’extrême-centre, et qui illustrent parfaitement le niveau de décomposition d’une partie des élites intellectuelles. Leurs cas permettent de comprendre, à l’échelle d’une institution, comment la séquence nationale macroniste peut se répercuter dans de plus petits collectifs.

Nous nous limiterons ici aux «perles» : sorties des plus improbables et autres roues libres, parfois spectaculaires il faut bien le dire. Mais gardons à l’esprit qu’elles s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de propos infantilisants et méprisants de la part de certains de nos chers mandarins. Précisons également que ce contexte absurde d’échanges par mails a pour origine la fermeture administrative, qui vise à effacer toute possibilité de discussion véritables en vis à vis. Cette dématérialisation des échanges souhaitée par la présidence semble donc encourager les propos les plus WTF.

Commençons par les bonnes vieilles sorties paternalistes somme toute assez connues de quiconque a mis les pieds dans une université. Petit tour de chauffe avec l’anthropologue Bernard Heyberger qui ne nous emmènera pas encore dans l’extra-ordinaire. Nous démarrons donc tranquillement avec le mépris habituel. Bernard aime sous-entendre que les étudiant.e.s ne comprennent pas leur propre action, englué.e.s dans une vision binaire et sans nuances du monde. Bernard, répondant à un communiqué des étudiant.e.s en études environnementales citant Paul Nizan, nous invite à «complexifier» (sans plus de précisions) :

«Paul Nizan, bien sûr ! La référence de tous ceux qui veulent occuper leur fac, depuis 1968. Il y aurait aussi Norbert Alter, Sans classe ni place, PUF, 2022. Mais il est vrai que cela risque de ’complexifier’.»

[Toutes les citations à suivre sont issues de la liste mail…]

À bien y regarder nous pensons que Norbert Alter vaut moins la peine d’être lu que Paul Nizan (sauf si vous vous prenez de passion pour les récits sociologiques autocentrés d’un énième «transfuge de classe» ou pour les itinéraires des «patrons atypiques»), mais comme l’a dit Bernard, nous n’avons pas tout compris… En matière de condescendance professorale l’un des classiques consiste ensuite à proposer aux personnes mobilisé.e.s d’autres modes d’action que ceux employés, afin d’éviter tout désagrément. Sur ce point la palme d’or revient à Elizabeth Claire [universitaire spécialisée en «histoire du genre», venue des USA] . Admirez la manière dont elle introduit son propos :

«Chorégraphier les performances sociales intimidantes des adultes dont vous êtes ici pour apprendre (…) sent la rébellion adolescente plus que l’engagement politique. Nous ne sommes pas vos parents. Nous sommes vos professeurs. Nous ne sommes pas en 1968. Ne commettons pas les mêmes erreurs banales que nos parents (ou les parents de vos parents). 2024 n’est pas le moment de «fumer et de se déconnecter». Le monde a besoin d’un véritable engagement.»

Nous voilà prévenu.e.s. Les étudiant.e.s, éternel.le.s adolescent.e.s en crise, doivent proposer un engagement véritable, pas de simples manœuvres stupides. Mais alors que faire ? Elizabeth Claire poursuit et nous offre une véritable alternative à l’occupation ou l’interpellation directe des membres du conseil scientifique :

«Le monde n’a pas besoin d’un autre Spider Man. Il a besoin de pacifisme. Et si vous voulez vraiment faire une différence pour le peuple palestinien, utilisez toute l’énergie supplémentaire que vous avez gaspillée dans vos spectacles d’intimidation et adoptez un WCNSF [Wounded child, no surviving family, ndlr]. Il y en a des milliers qui ont besoin, désespérément besoin, de citoyens du monde vraiment engagés (Spider Man ne fera rien pour ces enfants et le monde futur qu’ils regardent désespérément alors qu’ils meurent de faim). Vous en apprendrez bien plus sur la tolérance et la paix dans le monde en adoptant un WCNSF plutôt qu’en vous déguisant en super-héros dépassé, et en collant des affiches hollywoodiennes «Wanted» de vos professeurs sur les fenêtres de votre école.»

Chers étudiant.e.s, vous voulez aider le peuple palestinien ? Alors adoptez un orphelin de guerre, il y en a des milliers ! Nous voilà quelque peu sonné.e.s d’apprendre que nous ne sommes pas des Super-héros ou Super-héroïnes, mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises… Dans un autre mail orwellien, Elizabeth Claire évoque l’irruption «armée» de l’élue étudiante au Conseil Scientifique :

«Ce qui a transformé ce téléphone-caméra en une arme c’est bien la performance de la représentante étudiante»

Vous ne compreniez pas pourquoi la Brav-M s’énerve lorsqu’elle est filmée ? Elizabeth a la réponse : si vous performez un acte de cop-watching, l’artefact téléphone-caméra devient aux yeux de ceux qui y font face un artefact AK-47. Méfiez vous donc des apparences. Complexifiez !!!

Passons ensuite au bon vieux «relativisme neutralisant» : pourquoi la lutte en soutien au peuple palestinien serait spécialement à mener, alors que partout dans le monde ont lieu massacres et oppressions ? Pourquoi occuper l’EHESS en soutien à Gaza et pas pour le Congo ou les Ouïgours ? Que lecteurs et lectrices ne se méprennent pas : il ne s’agit pas ici de reproduire l’indignation à géométrie variable de nos chers profs, puisqu’ils ont raison sur au moins un point, ces situations nécessiteraient elles aussi une réponse appropriée dans une institution de recherche. Mais il faut bien soulever ici l’absurdité de leurs remarques qui basculent dans le nihilisme le plus abject : ils n’ont jamais rien proposé à ce sujet. Nous invitons donc nos chers critiques zélé.e.s à occuper l’EHESS (sans appeler le 17 de préférence) pour mener les combats qu’ils et elles jugent nécessaires. Nous leur apporterons du café.

Dans cette catégorie semble exceller Gilles Bataillon, éminent spécialiste de l’Amérique centrale, collaborateur du journal Libération et féru de communiqués CFDT. Gilles Bataillon se présente souvent à ses étudiant.e.s comme un ancien «gauchiste» et l’on ne sait pas très bien si cette ligne sur son CV est pour lui une erreur de jeunesse que la maturité acquise avec l’âge est venue corriger, ou s’il voit dans cette période un moment de courage qu’il se remémore avec nostalgie. Gilles Bataillon enseigne notamment aux étudiant.e.s du master études politiques, cours qui lui permet régulièrement des prises de positions hors-sujet et très personnelles sur le Chiapas ou le Rojava, qui seraient des expériences mensongères, ou pour affirmer que «le capitalisme reste en définitive le meilleur des systèmes». Ce professeur – qui n’hésite pas à comparer l’occupation de l’EHESS à la colonisation en Kanaky (enfin une prise de position anti-coloniale !) – profite régulièrement de ses cours pour expliquer que l’action du gouvernement Netanyahu à Gaza ne constitue pas un génocide (notion dont il n’est pas spécialiste au demeurant). Monsieur Bataillon est mis en cause par le Comité Palestine de l’EHESS pour avoir demandé plus de fermeté et de gardes à vue en cas de nouvelle occupation étudiante, ce dont il se défend dans un mail aux allures de rétropédalage daté du 29 mai. N’étant pas présent.e.s dans l’instance où de tels propos auraient été tenus, nous acceptons volontiers de croire Gilles Bataillon lorsqu’il les juges inexacts.

Cependant, nous sommes quelque peu surpris par cette déclaration de sa collègue Patricia Sampaio Silva, cas d’école pour comprendre le potentiel de radicalisation de l’extrême-centre :

«Enfin et désolée pour ce long mail, mais juste pour te répondre Judith, il me semble que c’est Gilles Bataillon qui a pertinemment soulignée, comme certains de ces collectifs (pour le moins flous) se déclarent ANTI-FAFS, ils nous poussent à nous comporter comme de FAFS.»

Comme le dit si bien Patricia Sampaio Silva, il est logique pour ce petit monde de se comporter en fasciste. L’extrême-centre, ça débute souvent par de grandes déclarations humanistes mais ça finit toujours par des coups de matraques ! Nous souhaitons donc remercier l’ensemble des personnes, étudiant.e.s et chercheur.euse.s si nombreux.euses, qui se mobilisent au quotidien pour que l’EHESS sorte au plus vite de cette mauvaise farce et qu’elle se montre enfin à la hauteur des enjeux. Nos pensées vont tout particulièrement à celles et ceux qui se trouvent injustement attaqué.e.s et reçoivent une avalanche d’inepties, et qui tiennent bon avec tant de courage.


Des étudiant.e.s de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales


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