Celles et ceux qui l’ont déjà vécu le savent : son agresseur, ce n’est pas un monstre caché sous le lit, un “migrant illégal sous OQTF” qui guette dans une ruelle sombre, un présumé détraqué sexuel qui vit en dehors de la société. Son agresseur c’est son frère, son beau-père, son meilleur ami. Ou dans le cas de Gisèle Pelicot, son mari depuis 50 ans. Gisèle Pelicot, pour qui “la honte doit changer de camp” et a de ce fait refusé le huis-clos. Un courage hors norme.
Rappel des faits : en 2020, Dominique Pelicot est arrêté alors qu’il filme sous les jupes de femmes au Leclerc de Carpentras. Sur son téléphone on découvre alors des photos de sa femme, manifestement inconsciente, dans des positions révélatrices. L’enquête commence. Elle révèle qu’entre 2013 et 2020, ce gentil père de famille proposait à des hommes, sur un site internet dédié, de venir violer sa femme.
Inconsciente du fait de la soumission chimique qu’il lui imposait en secret, Dominique Pelicot administrait en secret de fortes doses d’anxiolytiques et de somnifères à sa compagne, au point de la plonger dans le coma et de mettre sa vie en danger. 20.000 images et vidéos sont conservées par le retraité sur un disque dur, dans un dossier sobrement appelé “ABUS”. Le nombre de violeurs, âgés de 21 à 68 ans au moment des faits, aux professions aussi diverses et “normales” que pompier, entrepreneur, journaliste, militaire ou infirmier, est estimé à 92, mais seuls 52 ont été identifiés et 51 sont sur le banc des accusés aujourd’hui, l’un étant en cavale.
Les ordres de grandeur dépassent l’entendement, l’histoire est à peine croyable, les médias parlent d’une affaire “impensable” ou “inimaginable”. Mais est-ce vraiment si incroyable ? Les journalistes le répètent, comme pour s’en convaincre eux-mêmes : tous ces hommes sont insérés dans la société, ils sont mariés, pères de famille, ils travaillent, aucun n’a le profil d’un “prédateur sexuel”. D’ailleurs, Dominique Pelicot n’a eu qu’à publier une petite annonce pour trouver des dizaines d’hommes prêts à violer sa femme dans un cercle de quelques kilomètres autour de son village.
À chaque fois qu’un drame survient mais que le coupable ne correspond pas à l’image qu’on a envie d’en avoir, les médias dominants semblent tomber des nues : comment un homme aussi banal peut-il commettre l’irréparable ? Voilà le résultat de centaines d’années de construction d’un mythe dévastateur : celui du bon père de famille.
Rose Lamy dans son ouvrage “En bons pères de famille”, les décrit ainsi : “Un bon père de famille, c’est un personnage de droit qui représente la norme, le neutre universel autour duquel on structure la société”. C’est pourquoi il est inattaquable, puisque remettre en cause sa moralité, c’est remettre en cause toute la société patriarcale. Dès qu’un homme soit-disant normal (comprendre blanc, âgé, inséré dans la société, avec un capital culturel et social moyen ou élevé) est accusé de viol, l’histoire nous paraît louche, on a fâcheusement tendance à remettre en questions la parole des victimes.
Le Collectif féministe contre le viol le rappelle : non, il n’y a pas de profil type de violeur. Nous les listions dans notre article sur l’agression d’une femme à Savigny sur Orge : Gérard Depardieu, Patrick Poivre d’Arvor, Sébastien Cauet, Damien Abad, Gérald Darmanin… Ces fameux bons pères de famille seraient bien évidemment incapables de commettre les violences pour lesquelles ils sont accusés.
La culture du viol est souvent évoquée sur les plateaux télés, la plupart du temps pour la tourner en dérision. Lorsqu’on invite des chercheuses sur le sujet, c’est pour les traiter d’hystériques, de misandres “mal baisées”. Parce que leurs propos mettent en lumière un fait qui dérange : même si tous les hommes ne sont pas des violeurs, n’importe quel homme peut être un violeur.
La famille, lieu que tout un chacun veut croire un refuge bienveillant, que l’extrême droite veut ériger en citadelle à défendre, est bien un lieu de violence : “Première cellule du régime patriarcal, le foyer est le terrain d’exercice de la toute-puissance des pères de famille” écrit Rose Lamy. Le corps des femmes appartient aux hommes, il est leur terrain de jeu. Il suffit d’entendre la défense de certains accusés : “À partir du moment où le mari était présent il n’y avait pas viol”. La femme appartient à son mari, point, tout comme les enfants. Le dossier contenant les photos pornographiques de la fille de Dominique Pelicot s’intitule : “Autour de ma fille, à poil”. Toujours plus loin dans l’horreur.
35 hommes sur le banc des accusés contestent les faits, seuls 14 les reconnaissent. Pourquoi ? Parce que la culture du viol instille dans l’esprit de ces hommes (et des hommes en général) que la victime d’un viol est toujours plus ou moins responsable, et qu’eux-mêmes peuvent se décharger de toute responsabilité. À la barre, certains des accusés parlent de “viol involontaire”, de “traquenard”. Un autre ajoute qu’il est “autant victime qu’elle”. À vomir, une insulte pour toutes les victimes de violences sexuelles.
Dominique Pelicot indique que seuls 3 hommes sur 10 refusaient sa proposition de viol sur sa femme. Donc 7 sur 10 acceptaient. Et surtout, aucun n’a dénoncé, même anonymement. Qu’est ce que cela nous apprend ? Que la loi du silence entre les hommes a encore de beaux jours devant elle. Les hommes se protègent entre eux, se sont toujours protégés.
Doit-on de nouveau rappeler qu’en février dernier, Emmanuel Macron défendait publiquement Gérard Depardieu après la sortie d’une vidéo pourtant explicite ? Voilà le jeu dangereux de la solidarité masculine, qui empêche toute avancée en matière de protection contre les violences sexistes et sexuelles. Une femme, violée pendant 10 ans, 92 hommes qui se sont servis de son corps inerte sans état d’âme, et des centaines qui se sont tus par solidarité.
Le parcours d’errance médicale de Gisèle Pélicot doit aussi nous interpeler. Bien entendu, les sévices qu’elle a subi ont causé d’innombrables dégâts et auraient pu la tuer. Sa fille Caroline Darian en est sûre : un an de plus, et elle aurait enterré sa mère. Pertes de mémoire, angoisses, inflammations gynécologiques… Ses proches l’ont également souvent trouvée épuisée, elle a perdu 10kg en quelques années, certains soupçonnaient un début d’Alzheimer. Gisèle Pelicot a passé de nombreux examens, sans que personne, jamais, ne soupçonne son calvaire.
“Elle a vécu pendant dix ans avec des troubles cognitifs, neurologiques et gynécologiques, qui n’ont jamais été mis en relation les uns avec les autres, car on ne pensait pas que ce genre de chose était possible”, observe l’avocat Stéphane Babonneau. Parce que ce genre de situation reste un impensé de notre société. Les gens normaux n’ont pas d’histoire…
Il est temps que cela cesse. Il est temps de mettre au feu cette croyance coupable, qui condamne les femmes : celui que les bons pères de famille sont par nature des êtres raisonnables incapables de commettre des actes répréhensibles. La prochaine fois que vous en douterez, souvenez-vous de Gisèle Pelicot.
Illustration : croquis d’audience de Valentin Pasquier pour Radio France
6 réflexions au sujet de « Affaire Pelicot : en finir avec la théorie du monstre et le mythe du bon père de famille »
Excellent article ! Ça secoue mais c’est incroyablement juste.
C’est dommage. L’article est bien construit et part avec exactitude sur la notion du bon père de famille : « Un bon père de famille, c’est un personnage de droit qui représente la norme, le neutre universel autour duquel on structure la société. ». Malheureusement, dès la phrase suivante, on quitte le neutre universel pour l’appliquer à des gens, pris concrètement. Le bon père de famille se transforme soudainement en un homme blanc socialement intégré etc. Dès lors qu’il viole, il n’est plus le neutre universel (application élémentaire du syllogisme aristotélicien si c’est encore autorisé), il n’est plus le bon père de famille. Erreur énorme de raisonnement dans l’article donc. C’est dommage parce que sur le fond, vous dites vrai : n’importe quel homme peut être violeur. Tout comme n’importe quel homme peut tuer. Voir « les hommes ordinaires » qui démontre la démarche des hommes ordinaires qui commettent la Shoah par balles. Dans des proportions similaires : 7/10 participent (ils avaient le choix). Trois se taisent. Aucun ne dénonce. Effectivement, il faut dire haut et fort que n’importe qui peut être violeur, assassin , voleur. Sociologiquement on connaît les pourcentages. Mais l’article perd en crédibilité en s’en prenant à tous les hommes.
Vous demandez du financement mais vous n’acceptez pas les commentaires contraires à votre idéologie. Vous ne faites pas du journalisme sinon de la propagande. Je devrais en publier la preuve sur les réseaux sociaux. Je vous souhaite plus d’ouverture d’esprit
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