Chaque semaine, une chronique rédigée par le collectif internationaliste franco-syrien Interstices-Fajawat, afin de mieux comprendre la situation complexe, mouvante et passionnante en Syrie suite à la chute de la dictature. Voici le deuxième épisode.

Notre chronique précédente était publiée alors même qu’une opération militaire d’envergure était lancée par HTS dans les régions de Homs et Tartus pour arrêter un certain nombre d’anciens officiers et hommes de main loyaux envers le régime déchu d’Assad.
Ces miliciens réfugiés dans les régions côtières à majorité Alaouites (la minorité religieuse dont est issue le clan Assad) avaient en effet commencé à propager des menaces et à agiter la population sur fond de fake news, accusant HTS d’avoir délibérément incendié un lieu sacré pour les Alaouites à Alep. Si le lieu saint a en effet été attaqué le 5 décembre lors de l’offensive contre le régime, HTS avait immédiatement condamné l’action et promis de punir les responsables.
Une réalité sensiblement différente de ce qu’affirment les nostalgiques d’Assad prétendant que HTS organisait l’épuration ethnique des Alaouites. Dans les faits, les images de violences qui ont circulé montraient des miliciens du régime déchu se faire maltraiter lors de leur arrestation, tandis que des responsables religieux et civils Alaouites ont rencontré les responsables de HTS et publié des communiqués pour invalider les rumeurs de persécutions.
Ces tensions sur fond de sectarisme nous font oublier que la majorité de la population Alaouite de Syrie souffrait elle aussi de la dictature d’Assad et qu’une tentative d’insurrection était même partie de la communauté Alaouite en août 2023 (Mouvement du 10 août : voir ici et ici), aussitôt réprimée par le régime, avant de trouver un écho dans la région de Suwayda.
Depuis deux semaines, des comptes occidentaux et/ou pro-Assad propagent également de la désinformation et des rumeurs concernant la persécution et le massacre des Chrétiens de Syrie, ce qui est tout simplement faux. Il semble qu’une partie du monde ne veut pas laisser les Syriens en paix et trouve un intérêt ou du plaisir à faire circuler des images d’atrocités, qui nient notre besoin de guérir de décennies de traumatismes. Nos cauchemars font leurs fantasmes. Cela ne nie pas le fait qu’il y ait des actes de vengeance et de violences isolés, ce qui n’est pas surprenant au sortir d’une dictature sanglante d’une demi-siècle. Pour démêler le vrai du faux et pour faire face aux rumeurs, nous invitons quiconque à suivre Verify Syria.
Sur le plan sécuritaire toujours, Al-Shara’a (le vrai nom d’Al-Joulani) a continué de récompenser ses lieutenants en leur confiant des responsabilités au sein du nouvel appareil militaire. Le Ministre de la Défense, ainsi que le Chef du renseignement ont été nommés, suivis d’une liste d’une cinquantaine de nominations au sein du nouveau Ministère de la Défense, tous d’anciens compagnons de route de HTS et d’Al-Qaeda avant lui, incluant au moins sept combattants étrangers, dont trois Ouïghours, un Turc, un Jordanien, un Égyptien et un Albanais.
Sur le plan politique, l’autorité de transition a nommé une première femme au gouvernement, Aisha Aldebs, en tant que chargée de la condition des Femmes. Ce qui apparaissait comme un signe encourageant a immédiatement été terni par ses premières déclarations, extrêmement conservatrices, qui suscitent depuis une semaine de fortes polémiques dans la société Syrienne, ainsi que des réactions virulentes dans les médias. Dans la foulée, Al-Shara’a semble avoir voulu ajuster le tir en nommant d’autres Femmes à des postes de responsabilité : Maysaa Sabrine, comme gouverneure de la Banque Centrale Syrienne, Diana Elias Al-Asmar (Chrétienne) comme Directrice de l’Hôpital Universitaire pour Enfants de Damas, et enfin Mohsena Al-Maithawi (Druze), comme gouverneure de la région de Suwayda, ce qui était une demande de la communauté Druze. En parallèle, le journaliste et compagnon de route de HTS Mohammed Al-Faisal a été nommé porte-parole du gouvernement de transition.
Al-Shara’a a également annoncé des délais pour la rédaction d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections, déclarant qu’il faudrait entre 3 et 4 ans pour garantir l’application de la résolution 2254 de l’ONU pour une transition démocratique en Syrie. Au regard de l’état catastrophique de la société et des institutions syriennes, ces délais semblent réalistes, bien que l’inquiétude reste grande par rapport à la gestion des affaires publiques par le gouvernement transitoire sur cette longue période. Si d’un côté Shara’a a rejeté l’option fédéraliste et justifié son choix de ne nommer que des responsables proches de HTS, il rassure néanmoins ses interlocuteurs et détracteurs en promettant la dissolution à venir de HTS dans le cadre de la Conférence Nationale pour le Dialogue qui débutera le 5 janvier prochain.
Une réunion préliminaire de la conférence s’est tenue le 28 décembre, mais elle a été vertement critiquée pour le faible nombre de Femmes (3 sur plus de 100 personnes) et de Jeunes parmi les participants, mais aussi pour la superficialité des échanges qui y ont eu lieu. La manière dont les participants sont choisis et invités reste vague. Le réseau Madaniyya, constitué de plus de 150 organisations de la société civile Syrienne attachées aux principes de la révolution de 2011 et qui a rencontré déjà nombre de délégations étrangères, attend par exemple d’être prise en considération par le gouvernement transitoire et la conférence nationale pour le dialogue.
Le soir du réveillon, d’innombrables feux d’artifice ont crépité à Damas. Dans les cafés, on parle enfin librement. Des femmes et des hommes ont dansé dans les rues, des concerts et DJ set ont eu lieu dans l’espace public, parfois illuminé de décorations de Noël, et ont réuni des milliers de fêtards pour célébrer la nouvelle année. Cette date n’est pourtant pas inscrite dans le calendrier islamique. Autant de scènes improbables dans un pays officiellement géré par un groupe issu d’Al Quaïda. Malgré les incertitudes, la chape de plomb de la dictature est enfin levée, et la joie peut enfin s’exprimer (temporairement?).
Pour autant, parmi les angles morts de cette transition se trouve donc toujours la condition des Femmes, ainsi que celle des milliers de disparus et de leur proches dans l’attente, qui ne se sont vus proposer aucun soutien concret ni aucune perspective de justice ou de réparation. Nombre d’associations et de groupes de défense des droits humains ont commencé à dénoncer le fait que les prisons et leurs archives n’ont pas été mises sous protection au cours des deux semaines passées, faisant l’objet de destructions et de vols. Cette négligence évidente interroge sur la réelle volonté du nouveau pouvoir de creuser en profondeur dans les secrets du régime déchu.
Silence aussi sur le sort des communes Syriennes occupées par Israël et la Turquie, ainsi que sur celui de la communauté Druze de Suwayda qui bénéficie d’une autonomie de fait depuis quelques années. Silence encore sur les bases militaires russes, dont le retrait total n’est pas évoqué, alors que la Russie a passé les dix dernières années à participer au massacre des communautés Syriennes. Al-Shara’a a au contraire déclaré vouloir respecter les intérêts stratégiques russes dans la région, a priori au même titre que ceux de la Turquie, d’Israël et des Etats-Unis.
Pour conclure, l’un des principaux «nœuds Gordiens» de la Syrie post-Assad reste lié au sort des populations Kurdes, et plus particulièrement celui du projet autonomiste du Rojava. Les Forces Démocratiques Syriennes réussissent péniblement à contenir les assauts des milices pro-Turques sur les rives de l’Euphrate et les ont fait reculer vers la périphérie de Manbij, tandis que l’administration autonome du Nord-Est Syrien a entamé des négociations avec HTS, le président turc Erdogan permettant même à une délégation du parti turc pro-Kurde, le DEM, de rencontrer le leader kurde du PKK Adbullah Öcalan dans la prison d’Imrali où il est à l’isolement depuis 1999. Au cœur de la négociation se trouve l’éventuelle démilitarisation des forces kurdes, voire leur fusion avec la nouvelle armée nationale syrienne. Non pas sans garanties sérieuses de la part du nouveau pouvoir à Damas…
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Une réflexion au sujet de « Chroniques syriennes #2 »
Les talibans ont aussi donné une image plus lissée d’eux même à leur retours au pouvoir il y a quelques années , ça a pas duré longtemps…
On voudrait croire que ça va bien aller … moi j’ai plus de mal : ça commence déjà à se chicoter près de Deir-Eizzor pour quiqui va banquer sur le pétrole, pas besoin d’aller chercher les communautés ou la réligion : le pognon est encore le nerf de la guerre.