
10 ans et trois mois. Il aura fallu une décennie pour que les proches de Rémi Fraisse, tué par la gendarmerie française le 25 octobre 2014 lors d’une mobilisation écologiste, obtiennent une décision favorable. C’est un maigre soulagement pour les proches du défunt, qui se battent pour obtenir justice depuis tout ce temps. Mais c’est aussi une décision symbolique forte. D’autant plus que ce jugement tombe le même jour que celui qui annule les travaux d’autoroute A69, donnant raison à une autre lutte écologiste, elle aussi durement réprimée.
Ce jeudi 27 février, la Cour européenne des droits de l’homme condamne donc la France pour la mort de Rémi Fraisse, et met clairement en cause l’opération de répression particulièrement violente et dramatique mise en place par le gouvernement socialiste de l’époque.
La décision évoque un «recours à une force potentiellement meurtrière», des «défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations», et souligne que la France est le «seul pays à utiliser de pareilles munitions». Officiellement, l’arme qui a tué Rémi est une grenade «offensive» dite OF-F1, contenant du TNT, que la Cour qualifie «d’une dangerosité exceptionnelle». 10 ans plus tard, l’État français continue pourtant d’utiliser des munitions explosives tout aussi dangereuses, causant de nombreuses mutilations.
La Cour estime que l’utilisation de cette grenade était «problématique», «en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis» et rappelle que les gendarmes ont tiré dans l’obscurité, choisissant donc de tuer ou de blesser gravement à l’aveugle, en envoyant des explosifs sur les grappes d’écologistes qui se trouvaient sur le terrain. Enfin, la CEDH dénonce «les défaillances de la chaîne de commandement, en particulier l’absence de l’autorité civile sur les lieux».
Retour sur un moment de bascule
Rémi aurait 31 ans aujourd’hui. Sa mort constitue un tournant politique majeur. Le 26 octobre 2014, la France apprend qu’un jeune écologiste de 21 ans a été tué dans le cadre d’une manifestation. Tué par une munition «offensive».
Les médias répètent alors en boucle les mots de la préfecture : «Le corps d’un homme a été découvert par les gendarmes» à Sivens, dans le Tarn, sur l’esplanade de terre battue où se situait une forêt dévastée par un projet de barrage. Comme si ce défunt, encore inconnu, était mort par hasard, sans raison. Pourtant, une vie vient d’être arrachée par une grenade. La munition a tué sur le coup un jeune botaniste de 21 ans, Rémi Fraisse.
Toute la nuit qui vient de s’écouler, des dizaines de grenades et de balles en caoutchouc ont été envoyées, dans la pénombre, sur les manifestant-es. Et déjà à l’époque, il s’agit d’imposer un projet de barrage visant à accaparer les ressources en eau pour de l’agriculture intensive et polluante. Comme les mégabassines.
En cette fin du mois d’octobre 2014, le pouvoir tente immédiatement de salir à titre posthume le défunt : en suggérant dans les médias qu’il est peut-être responsable de sa propre mort, en faisant croire que le sac de Rémi aurait peut-être contenu des explosifs. Tout est faux, mais il faut faire illusion, gagner du temps.
On apprendra plus tard que les gendarmes ont tout de suite compris la gravité des faits : dans la nuit, quand Rémi avait été tué, ils avaient chargé pour récupérer son corps et le dissimuler. Un gradé avait déclaré : «Il est décédé le mec». Les autres manifestant-es n’avaient pas remarqué, dans la pénombre, qu’un des leurs avait disparu. Ce n’est que le lendemain que sa disparition avait été signalée par ses ami-es, alors que les gendarmes et leur chaîne de commandement préparaient déjà leur défense et concertaient leurs mensonges.
Dans les jours qui suivent, le gouvernement obscurcit les rues de nuages lacrymogènes. À l’époque, il n’était déjà pas rare que la police tue en banlieue, mais c’est la première fois qu’une personne perdait la vie au cours d’une manifestation depuis plusieurs décennies. Le précédent remonte au 6 décembre 1986, quand Malik Oussekine était mort sous les coups d’une patrouille de policiers à moto, près d’une manifestation étudiante.
Après la mort de Malik Oussekine, plusieurs centaines de milliers de personnes défilaient dans les rues de Paris et de plusieurs grandes villes de France en solidarité, contre les violences policières. L’affaire poussait un ministre à démissionner. Les «voltigeurs» étaient dissous. La loi Devaquet était enterrée.
Après la mort de Rémi en 2014 : rien, ou si peu. C’est un tournant historique. Au lieu de calmer le jeu, le gouvernement choisit la force : il interdit les manifestations en hommage au jeune écologiste. Les villes sont mises en état de siège. Rennes, Nantes ou Toulouse sont occupées, plusieurs samedis d’affilée, par des dispositifs de centaines d’uniformes, appuyés par des hélicoptères.
Tout est fait pour réduire à néant les protestations, étouffer les braises. Les policiers ont carte blanche : arrestations préventives de masse, charges sans sommation, tirs de grenades. À nouveau, des grenades explosives sont tirées contre les trop rares personnes qui se révoltent pour Rémi. Et la gauche syndicale et associative est aux abonnés absents : à l’époque, toute la classe politique soutient la police, forcément «républicaine», et personne en son sein n’a encore pris la mesure de la militarisation et de l’armement du maintien de l’ordre.
Le temps où les gouvernants faisaient le dos rond quand ils avaient du sang sur les mains est révolu. Le sang versé à Sivens suscite au mieux une indifférence gênée, au pire un soutien tacite. La gauche institutionnelle n’essaie même plus de faire illusion. Pourquoi sortirait-elle de sa léthargie pour un jeune botaniste tué par la gendarmerie ?
Ceux qui gouvernent la France ont acquis à ce moment là une nouvelle expertise : celle de faire accepter le meurtre d’un opposant politique. À partir de 2014, il redevient « possible” de tuer un manifestant sans provoquer de réaction massive. 10 ans plus tard, aucun gendarme n’a jamais été condamné.
Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, ira jusqu’à déclarer en guise de bilan de ses années à la tête de la police : «Ce ne sont pas les attentats qui m’ont fait gagner le respect de mes hommes, mais bien Sivens». L’État a fait bloc autour de ses forces de l’ordre. Bernard Cazeneuve venait de leur montrer qu’il est possible de tuer un opposant politique sans risquer de crise majeure.
En France, une justice aux ordres
À l’automne 2021, le tribunal administratif de Toulouse, saisi par la famille de Rémi, admettait enfin la responsabilité de l’État. Aucun gendarme n’avait été poursuivi durant toutes ces années, mais ce tribunal estimait que les institutions étaient «civilement responsables des dégâts et dommages» cette nuit là. Une victoire ? Même pas, les magistrats parlaient d’une «responsabilité sans faute».
Le tribunal soulignait qu’il y avait «une imprudence fautive commise par la victime de nature à exonérer partiellement l’État de sa responsabilité à hauteur de 20%». Rémi était donc reconnu responsable à 20% de sa propre mort, et l’État à 80%. La victime a défendu la nature. Elle voulait que l’eau soit considérée comme un bien commun. Mais la faute restait de son côté. Et l’État devait verser 46.000 euros. Le prix de la vie d’un jeune homme de 21 ans.
La famille a fait appel, et le jugement final de toute cette affaire a été rendu, en février 2023. Le tribunal confirmait la «responsabilité sans faute» de l’État. Les juges ont estimé que Rémi était «non violent» face aux gendarmes mais qu’il «s’est délibérément rendu sur les lieux des affrontements», et qu’il a donc commis une «imprudence» qui le rend co-responsable de sa mort. Les torts sont «partagés» entre la victime et l’État.
Ces mots et cette décision sont gravissimes. Une haute instance de justice française écrit noir sur blanc que les manifestant-es s’exposent à la mort, et qu’ils et elles doivent en être conscient-es. C’est la fin du droit de manifester.
En démocratie les autorités sont tenues de garantir ce droit. Avec cette décision judiciaire, tout l’inverse a été officialisé. Manifester est considéré par la justice comme un «risque» et une «imprudence», tandis que la violence d’État est par principe justifiée. Ses victimes sont par principe coupables, au moins en partie, d’être simplement là.
Et maintenant ?
«Il aura fallu plus de dix ans et l’appui de la Cour européenne des droits de l’homme pour que la responsabilité de l’État français dans la mort de Rémi Fraisse soit enfin reconnue. Que de temps perdu», déclare ce jeudi 27 février Patrice Spinosi, avocat de la famille de Rémi. «Les membres du gouvernement de l’époque qui ont donné les ordres ont la responsabilité de la mort de Rémi» souligne Arié Alimi, autre avocat. Quant à la peine, elle est dérisoire : l’État français doit verser des sommes allant de 5.600 à 16.000 euros aux proches de Rémi, en réparation du «dommage moral».
Entre la mort de Rémi Fraisse et ce jugement européen, il y a eu la Loi Travail, les Gilets Jaunes, les mégabassines et les retraites, des mobilisations sociales, anti-coloniales, écologistes, ou pour défendre les libertés, toutes réprimées avec une férocité extrême. Les mains arrachées, les yeux perdus, les blindés dans les rues, les trous dans les visages, les armes de plus en plus dangereuses. À chaque mobilisation, un nouveau saut dans la violence d’État. Des morts et des vies brisées.
De plus, les institution internationales condamnent régulièrement la France. La commissaire européenne aux droits de l’homme, Dunja Mijatović, avait dénoncé la répression en France lors du mouvement social de 2023, et un commissaire indépendant aux droits de l’homme auprès de l’ONU avait appelé la police française à respecter leurs «règles déontologiques» concernant les luttes pour la nature. La France a aussi été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour des affaires de violences policières ou pour sa loi sur l’apologie du terrorisme. Mais nos dirigeants préfèrent payer des amendes que d’abandonner leurs politiques autoritaires.
La transition autoritaire du régime politique s’est accélérée le 26 octobre 2014. En 2025, une Cour de justice Européenne reconnaît enfin ce qu’il s’est passé. Aujourd’hui comme hier, n’oublions pas Rémi. Faisons vivre ses combats.
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Une réflexion au sujet de « La France condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour la mort de Rémi Fraisse »
La bourgeoisie se sont ces parasites capitalo-facsistes qui délivre un permis de tuer à des simples d’esprits venant constituer la police. ACAB : ça fait dix ans que la police à tué le camarade écologiste Rémi Fraisse qui voulait juste défendre le monde du vivant et l’empêcher d’être détruit par les horribles intérêts des parasites bourgeois. Il a fallu attendre tout ce temps et remonter jusqu’aux plus hautes instances juridiques Européennes pour faire reconnaître la responsabilité de la France, mais l’assassinat de Rémi Fraisse c’est surtout de la responsabilité des parasites au sommet de l’Etat français, de leur répression et de leur police.