Comment la loi du silence protège les policiers auteurs de violences conjugales : «L’emprise est une prison. Vous ne pouvez que subir, qui plus est quand c’est un fonctionnaire de police»

Mardi 2 septembre s’ouvrait à Paris le procès d’un policier accusé de féminicide. Le 28 janvier 2022 Arnaud Bonnefoy, 29 ans, étrangle sa compagne Amanda, jusqu’à la tuer. Alertés par son absence, ce sont les collègues du tueur qui contactent le commissariat le plus proche. Lorsque les policiers débarquent à son domicile dans le XIXème arrondissement de Paris, ils découvrent le corps sans vie de la jeune femme dans la salle de bain. Elle avait 28 ans. Le policier, lui, a pris la fuite avec son arme de service.
À l’époque, une campagne médiatique abjecte est organisée pour protéger l’agent tueur : des policiers passent à la télévision pour s’adresser à leur collègue, lui dire qu’il vont tout «arranger», qu’il ne doit pas «commettre l’irréparable», comme si ce n’était pas déjà fait. On insiste alors sur le caractère «fragile psychologiquement» du policier, ses supérieurs ont peur «qu’il ne se fasse du mal». Pas un mot de compassion pour la victime, et pire, des insinuations sont diffusées à son encontre.
Presque deux semaines s’écoulent. Le 10 février, la préfecture lance finalement un avis de recherche avec la photo de l’agent et son nom. 13 jours après le féminicide, alors qu’il n’aurait fallu que quelques heures pour n’importe quel autre criminel armé en cavale. Le lendemain, une personne reconnaît le véhicule du suspect, retrouvé à Amiens. L’État lui a offert deux semaines d’avance… Pendant ces 13 jours, la piste du suspect était pourtant traçable : il utilisait sa propre voiture avant de l’abandonner avec son arme de service à Amiens, de se rendre dans un foyer pour SDF dans la Somme, puis chez son père dans le Var en utilisant le service de covoiturage Blablacar. C’est là qu’il finit par appeler la gendarmerie le 22 février. Il se rend sans résistance, après 22 jours de fuite.
Le meurtre d’Amanda, un crime prévisible et évitable
Dans les affaires de féminicide, il y a souvent des alertes. Déjà en 2019, Arnaud Bonnefoy était placé en garde à vue pour violences sur son ex-compagne. Cette dernière avait rompu avec lui suite à des crises de jalousie violentes et répétées : tentatives d’étranglement, une arcade sourcilière ouverte, un viol. Pour se venger, le policier s’était rendu à son domicile, avait saccagé l’appartement, lui avait volé ses effets personnels, puis l’avait harcelé pendant des semaines.
Comme d’habitude, il avait bénéficié de la plus grande mansuétude de sa direction, qui ne lui avait mis qu’un avertissement, soit la plus basse sanction qui existe dans la fonction publique. En 2021, Amanda déposait une main courante contre lui après avoir été victime de violences. Le policier était condamné à un simple stage sur les violences conjugales.
L’entourage de la jeune femme est d’ailleurs formel : Bonnefoy était violent avec elle, l’insultant régulièrement de «pute», «grosse merde», «petite salope», fouillant son téléphone, allant jusqu’à lui écrire à plusieurs reprises «je vais te crever». Amanda s’écrivait des mails pour conserver des preuves. À 2h27 du matin, le jour de sa mort, elle écrit le dernier : «Personnes à prévenir au cas où.» Elle avait tenté de prévenir les collègues de son conjoint.
Parlons-en de ces collègues. A posteriori, ils évoquent un homme «instable, colérique, imprévisible, voire violent», «perturbé et fragile», «sanguin», estimant qu’il avait «les muscles, mais pas le cerveau». Pourtant, aucun n’a levé le petit doigt pour mettre Amanda en sécurité. Le policier était toujours habilité à porter son arme de service. Elle lui avait été confisquée pendant 6 mois, avant de lui être rendue.
Ainsi, malgré l’accumulation d’alertes, les supérieurs d’Arnaud Bonnefoy n’ont rien fait. Après la mort d’Amanda, ils ont reçu un avertissement ainsi qu’un blâme. Piètre consolation pour la famille d’Amanda.
L’omerta toujours en vigueur dans les commissariats et gendarmeries
En 2021, Chahinez Daoud est immolée par le feu par son ex-mari à Bordeaux. Pourtant, deux mois plus tôt, elle avait déposé plainte. Le policier qui avait pris sa plainte était lui-même accusé de violences conjugales. Comment est-il possible, à l’heure actuelle, qu’un agent suspecté de violences conjugales puisse prendre le témoignage d’une femme elle-même victime de violences conjugales ? Parce que les policiers bénéficient d’un traitement de faveur, et d’une loi du silence qui les protège.
Il est très difficile de connaître le nombre de victimes de violences conjugales par un conjoint policier ou gendarme. Les chiffres du ministère de l’Intérieur, obtenus difficilement par Complément d’enquête pour un reportage en 2023, font état de plus de 470 policiers et de 430 gendarmes recensés entre 2021 et 2023, des chiffres largement sous-évalués puis qu’aucune recherche d’ampleur n’existe sur le sujet. Aux États-Unis, une étude parue sur le sujet fait état de 40% de policiers admettant avoir commis des violences intrafamiliales au cours des derniers 6 mois en 1990.
Sophie Boutboul publie en 2019 «Silence, on cogne», un livre pour mettre en lumière les violences que subissent les femmes des forces de l’ordre. Elle y relate l’histoire de plusieurs victimes. Elle explique la peur, «démultipliée devant un homme incarnant la loi et disposant d’une arme de service», «les tentatives de dissuasion de certains gendarmes, les procédures non respectées, l’absence de sanction hiérarchique, l’indulgence de certains juges. L’impression de se battre contre un système». En effet, le statut de représentant de l’ordre est une arme de plus dans l’emprise que ces hommes peuvent avoir sur leur compagne.
Des victimes racontent comment leurs bourreaux mettent l’accent sur le fait qu’ils sont assermentés, qu’ils représentent la loi, qu’ils portent une arme de service. «Tu vois il y a une arme à la maison, ne fais rien qui puisse être compromettant pour toi» lâche le conjoint de Dorothée, 41 ans, qui a subi des violences pendant 6 ans. Leurs armes sont fréquemment utilisées dans leurs violences. Ainsi, en juin 2023, un membre de la BAC de Trappes est condamné 3 ans de sursis pour avoir violenté à de nombreuses reprises sa compagne à coups de matraque télescopique et tonfa.
Ils n’hésitent pas à se servir également des avantages que leur confère leur statut. «Il avait évoqué un ami policier en informatique qui l’avait aidé à trouver des informations sur mon téléphone» évoque Anaïs dans Complément d’enquête. Son ex-conjoint l’avait frappée à la tête, puis incitée au suicide avec son arme de service.
Le service de communication du ministère explique pourtant que l’arme de service est systématiquement retirée au policier en cas de soupçon de violence conjugale. Mensonge évident, puisque Carine, 24 ans, l’une des victimes dont l’histoire est relatée dans le livre, avait été tuée de 3 balles dans la tête par son ex-conjoint. Elle avait pourtant porté plainte et contacté le 17. Ces femmes ont majoritairement déjà tenté de porter plainte. Mais, comme elles le redoutent, leur parole est soit remise en doute, soit ignorée.
Dorothée raconte s’être rendue au commissariat à de nombreuses reprises, sans succès, avant d’être enfin entendue par une policière qui acceptera de prendre sa plainte. La loi du silence règne, «on se soutient entre collègues». Il n’existe à l’heure actuelle aucun protocole défini par les autorités pour prendre en charge les victimes de violences conjugales par un agent de police. L’IGPN n’est pas saisie, car il s’agirait d’un problème «privé». Un problème privé pourtant systémique et qui place ces femmes dans une situation intenable.
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