Où en est le mouvement et ce qui nous a manqué : analyse

Jeudi 2 octobre, c’était le troisième «Acte» de la mobilisation inaugurée par le mouvement «Bloquons tout» le 10 septembre. C’était aussi une grande opération d’enterrement de la révolte et de maintien de l’ordre. La CGT revendique 600.000 manifestants, et le Ministère de l’Intérieur parle de 195.000 dans les rues. C’est deux fois moins que la précédente journée de grève, le 18 septembre, qui avait réuni plus d’un million de personnes, et c’est à peine le nombre de personnes qui ont manifesté le 10 septembre, dans le cadre d’un appel totalement auto-organisé, sans l’appui des centrales syndicales, et face à une répression extrême.
La patronne de la CGT a beau déclarer que «c’est la première rentrée sociale où il y a ce niveau de mobilisation», il faut bien dire la vérité : le grand souffle qui s’était levé il y a un mois a été canalisé et en partie étouffé.
L’enterrement du 2 octobre
Ce sont des témoignages remontant de plusieurs villes jeudi soir qui résumaient sans doute le mieux la situation : «C’est un peu la débandade ici» expliquait un habitant d’une ville de l’Est de la France très mobilisée le mois dernier. «C’était la manif la plus triste depuis longtemps» expliquait un manifestant normand. Un nantais décrivait une manifestation aux allures de procession funéraire : «une heure de marche entre deux lignes de flics».
Interrogée sur France Inter quelques jours avant la grève, Sophie Binet, la dirigeante de la CGT, déclarait avec un air ahuri «mais nous on ne veut pas la chute de ce gouvernement», et appelait à dialoguer avec le Premier ministre d’extrême droite. Quel est son mandat pour affirmer cela ? Les syndiqués CGT sont très largement pour la chute du gouvernement, les a-t-elle consultés ?
Cette prise de parole ahurissante démontre une absence totale de volonté de construire un quelconque rapport de force à la tête du premier syndicat de France. Alors que 78% des Français estiment qu’Emmanuel Macron est «un mauvais président», que le désaveu du gouvernement Lecornu est majoritaire et que la majorité de la population veut sa chute, Sophie Binet se range, de fait, du côté de l’ordre établi. C’est scandaleux mais pas surprenant : cette dirigeante est issue du Parti Socialiste, elle est cadre – ce qui est une anomalie pour diriger un syndicat ouvrier – elle a toujours été une bureaucrate – en 2006, elle était à l’UNEF à l’université de Nantes, où elle tentait déjà de ramollir le mouvement étudiant.
Le 1er octobre, son prédécesseur Philippe Martinez, en promo pour son dernier livre, déclarait sur France Inter que son politicien préféré était Jean Castex, et ajoutait au sujet de l’ancien Premier Ministre de Macron : «Moi j’aime les politiques qui, quand ils s’engagent». Dans notre période de néolibéralisme autoritaire, d’explosion de la pauvreté et de montée du fascisme orchestrée par les riches et des macronistes, de telles déclarations laissent pantois.
Plus que jamais, il n’y a rien à attendre de ces directions dont le rôle, ces dix dernières années, a été de faire perdre tous les mouvements, même les plus massifs et les plus offensifs.
Éteindre les étincelles
L’opération de maintien de l’ordre qui a lieu depuis la rentrée a été un coup de maître. Le grand mouvement «Bloquons tout» avait ses défauts mais il était admirable : des milliers de personnes s’organisaient sur tout le territoire en-dehors de toute structure, se formaient, se retrouvaient en Assemblées, imaginaient des moyens d’actions autonomes. Ce mouvement incontrôlable effrayait le pouvoir, qui montrait des signes d’anxiété comme il n’y en avait pas eu depuis les Gilets Jaunes. Souvenez-vous de la propagande médiatique au début du mois de septembre, pour tenter de briser le soutien massif de la population à «Bloquons tout».
Mais ce mouvement prometteur a été pris dans une mâchoire qui l’a écrasé : d’un côté, une répression féroce, avec des blindés, des unités de polices aux méthodes fascistes, des attaques de tous les points de blocage et de rassemblement, avec une brutalité et surtout une vitesse encore rarement vue. Et de l’autre, une habile reprise en main : plutôt que d’appeler au 10 septembre, les dirigeants syndicaux ont appelé le 18, une semaine plus tard, à une mobilisation séparée. Cette journée a été cadrée et inoffensive, mais elle a réuni énormément de monde, ce qui a permis aux dirigeants de reprendre le leadership sur le calendrier, de s’affirmer comme seuls «vrais interlocuteurs»… pour ensuite annoncer deux semaines de pause, le temps d’organiser des «négociations», dont tout le monde savait qu’elles ne donneraient rien avec Lecornu. Et maintenant ? Rien. La reprise en main a fonctionné, des centaines de milliers de personnes ont perdu trois jours de salaire dans des grèves espacées qui n’avaient aucune chance d’aboutir.
Cette stratégie est désormais connue : il s’agit d’user les grévistes, de les désespérer avec des mobilisations sans issue, qui permettent au gouvernement de dire à la fin que «le mouvement s’essouffle», et de passer à autre chose. C’était déjà le plan au printemps 2023, lors du mouvement pour les retraites, méthodiquement saboté, malgré une participation populaire sans précédent.
Ce que nous avons, ce qu’il nous faudra
Tout n’est pas perdu. Le 10 septembre, nous avions avec nous la masse : plus de 500.000 personnes en semaine, pour une journée lancée en-dehors de toute structure, et avec beaucoup d’incertitudes juste après la rentrée, c’est la preuve qu’il est possible de frapper fort et même d’être bien plus nombreux que lors de dates le week-end. Nous avons aussi le courage que nos ennemis n’auront jamais. Celui des blocages dans la froideur de l’aube, bravant la menace escadrons policiers. Celui des cortèges qui tenaient bon dans les gaz et de la pluralité des tactiques.
Surtout, nous avons avec nous l’opinion. Tout le monde en a marre de Macron et de sa clique, de la précarité, des salaires qui stagnent pendant que les prix explosent, et des déclarations guerrières des gouvernants. Sur la question de taxer les riches, des inégalités, de l’illégitimité du gouvernement : la bataille culturelle est déjà gagnée à plate couture. Le clan au pouvoir n’a plus que ses médias et quelques politiciens autour de lui, mais plus personne ne se fait d’illusion.
Dans ce contexte, un mot d’ordre simple, clair et rejoignable, et des actions qui fonctionnent peuvent faire basculer la situation, et relancer une mobilisation de masse qui échapperait aux structures sous contrôle. Un gros blocage réussi, une irruption chez Blackrock, la prise d’un lieu de pouvoir ou n’importe quelle action inventive qui redonne de l’espoir peut allumer la mèche. Retailleau le sait parfaitement, c’est pour ça qu’il a militarisé le pays et qu’il attaque la moindre ébauche de début d’action. Mais ses policiers ne pourront pas être partout.
Pour réveiller les instincts révolutionnaires, pour rallumer la flamme des Gilets jaunes et résonner avec les soulèvements de la Gen Z partout dans le monde, il faudra aussi abandonner les réflexes gauchistes qui consistent à organiser des Assemblées générales interminables et pénibles, à pinailler sur les textes d’appels et la liste à rallonge des revendications, et viser des cibles qui parlent à tout le monde.
Déjà, la date du 10 octobre circule depuis les groupes «Bloquons tout». Il ne manque pas grand chose.
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