Toutes les deux semaines, une chronique rédigée par le collectif internationaliste franco-syrien Interstices-Fajawat, afin de mieux comprendre la situation complexe, mouvante et passionnante en Syrie suite à la chute de la dictature. Voici le huitième épisode, ce 7 mars 2025, écrit depuis la Syrie.

Pour introduire cette nouvelle chronique, nous voulons vous annoncer que nous sommes rentrés en Syrie depuis le 27 février et que nous avons commencé à réaliser un film documentaire qui doit se poursuivre sur plusieurs mois. Au cours des derniers jours, nous avons visité plusieurs anciennes bases des services de sécurités et de renseignement de l’ancien régime, où nous sommes descendu dans les cellules lugubres où tant de gens ont disparu et avons pu confirmer l’ampleur de la surveillance et de l’horreur que ce régime représentait. Nous avons également commencé à rencontrer les leaders de factions Druzes et nous sommes entretenus avec la population sur des sujets aussi ardents et actuels que le pouvoir central de Damas, l’autonomie et le fédéralisme, la menace potentielle représentée à la fois par les islamistes et par Israël…
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L’impotence du nouveau pouvoir central
On nous a parlé pendant deux mois de transition démocratique et de la préparation de la conférence nationale pour le dialogue qui s’annonçait historique, invitant des centaines de représentants de la société Syrienne dans le respect de leur diversité à initier le processus de réforme des institutions. Au final les invitations ont été reçues deux jours avant l’ouverture de la conférence et celle-ci n’a pas duré plus de 48 heures. Elle n’a donc pas pu aboutir sur quoi que ce soit de palpable : les Syriens ne savent pas vraiment qui y a participé, ce qu’il s’y est dit et sur quoi ça a abouti. On a juste appris par voie de presse au lendemain de cette mascarade que sept juristes (dont deux femmes, l’une d’elles étant Kurde) avaient été désignés pour rédiger une nouvelle Constitution, qui évoque déjà la nécessité d’être musulman pour assumer la fonction de président.
Depuis sa prise de pouvoir, qui semble devoir se maintenir bien au-delà de la transition, Sharaa a passé beaucoup plus de temps à régler les relations extérieures de la Syrie que de répondre aux besoins et attentes essentielles des Syriens. Il a pris des décisions arbitraires concernant la composition et les formes du pouvoir, tout en rejetant le fédéralisme et la décentralisation de façon épidermique, alors qu’une part conséquente de la société y voit la seule solution pour garantir l’égalité entre tous les Syriens et la représentation de toutes les composantes de la société Syrienne.
Face à la stagnation de la situation, incluant la crise économique et la perpétuation de crimes (meurtres, kidnappings, vols massifs de matériaux…) par des groupes armés non identifiés à travers tout le pays, la grogne monte ça et là.
Les sursauts désespérés et meurtriers des valets d’Assad
En l’absence de tout cadre pour l’application d’une justice transitionnelle, les actes de vengeance se poursuivent. Les «restes du régime» d’Assad sont retournés au travail, comme ces policiers rencontrés à Suwayda cette semaine qui officient dans les mêmes locaux où ils torturaient et faisaient disparaître des prisonniers il y a moins de six mois et qui exigent désormais de recevoir leur paie, accusant le nouveau régime de «ne rien faire». Ils ne se cachent pas et ne semblent pas accablés par la honte comme on pourrait s’y attendre.
Bien au contraire, ces dernières heures des groupes d’anciens tortionnaires et assassins du régime jusque-là cachés dans leur communauté ont repris du poil de la bête, menés par d’anciens officiers loyaux à Assad qui communiquent leur volonté de résister au nouveau régime par la force, possiblement soutenus par la Russie. Depuis plus de 48 heures d’intenses affrontements ont en effet repris dans la région de Latakia, entraînant l’adoption d’un couvre-feu, un déploiement massif des forces du nouveau régime et la mort d’au moins 70 personnes.
La reddition de l’autonomie Kurde
La nouvelle fracassante pour la gauche internationaliste est l’appel à déposer les armes lancé par Abdullah Öcalan à ses partisans du PKK et des PYD/YPG depuis sa prison d’Imrali, en Turquie. Depuis un certain temps les forces socialistes kurdes étaient pressurées et attaquées de toutes parts, par les proxis Turcs d’un côté et l’État islamique de l’autre, tout en faisant face à l’ultimatum du nouveau pouvoir à Damas exigeant leur désarmement et leur intégration dans la nouvelle armée nationale. Il n’est pas impossible que les frasques récentes de Trump, déterminé à déstabiliser les rapports de force à l’échelle mondiale, ont fini d’achever les capacités de résistance et de résilience des Kurdes de Syrie.
On peut supposer que cette reddition des forces armées kurdes va entraîner une impossibilité de défendre le projet autonomiste et féministe du Rojava, malgré les déclarations rassurantes du leadership kurde. En effet, face à la férocité réactionnaire de l’État Turc et de ses supplétifs jihadistes, mais aussi face au conservatisme du nouveau pouvoir à Damas, on peut douter de la capacité de la gauche Kurde à défendre un projet socialiste sans l’appui de forces armées.
Les Druzes, victimes des manigances racistes et coloniales d’Israël
Enfin, et c’est ce qui agite particulièrement la société syrienne depuis deux semaines, la colonie Israélienne a décidé de tout entreprendre pour déstabiliser la Syrie, en faisant ce qu’elle sait faire le mieux, à savoir mettre dos-à-dos les communautés religieuses de la région. Depuis la chute d’Assad, Israël n’a cessé de répandre la rumeur selon laquelle les Druzes de Syrie appelaient de leur vœux son annexion du Sud Syrien.
Le 1er mars, une bagarre déclenchée entre les membres d’une faction Druze et des agents du nouveau régime a eu un effet boule de neige, alimentant une série de rumeurs amenant la communauté Druze de la périphérie de Damas à se barricader dans le quartier de Jaramana et à s’affronter avec les forces de sécurité. Avant que les leaders Druzes n’interviennent pour négocier le règlement du conflit et le retour au calme, le gouvernement pyromane d’Israël a déclaré vouloir «protéger les Druzes» et être prêt à intervenir militairement.
Depuis, les conspirations de toutes sortes, renforcées par les liens et sympathies avérées de certains leaders communautaires avec les Druzes de Palestine, et notamment avec le controversé Sheikh pro-sioniste Muwafaq Tarif, n’ont cessé d’alimenter des tensions au sein de la communauté Druze de Syrie, ainsi qu’entre les Druzes et les partisans d’un État centralisé dirigé par la majorité musulmane. À l’heure où on écrit ces lignes, la tension et les craintes sont palpables, et il est très clair que plusieurs États étrangers tentent d’empêcher toute unité nationale en Syrie. Le fédéralisme pourrait constituer une solution, mais Israël a malheureusement décidé de s’en faire le promoteur, afin de bien s’assurer que cette option soit rejetée par les Syriens…
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