Lors des rencontres Peoples’ Platform Europe à Vienne en Autriche en février dernier, nous avons eu l’occasion de rencontrer des membres de Rouvíkonas – «Rubicon» – un collectif anarchiste grec né il y a 13 ans lors du mouvement social qui a suivi le plan d’austérité historique imposé par les autorités européennes.

De tendance autonome et révolutionnaire, et acteur majeur des manifestations grecques, le collectif s’est progressivement adapté aux changements de la société et à diverses formes de luttes (par exemple par des actions directes et documentées), ainsi qu’à des alliances ponctuelles, que ce soit avec des hooligans antifascistes ou les habitant-es du quartier d’Exárcheia à Athènes.
Rouvíkonas défend néanmoins les principes radicaux de l’anarchisme et un engagement permanent dans de multiples formes de mobilisation, des combats locaux aux luttes internationales. Entretien avec un collectif dont les réalisations ont inspiré de nombreux-ses militant-es à travers le monde.
Pourriez-vous présenter Rouvíkonas et partager quelques mots sur vos différentes actions ?
Nous avons fondé ce collectif il y a 13 ans, à la fin des grandes manifestations liées à la crise économique en Grèce, de 2010 à 2012. Après cette période particulière, nous avons ressenti le besoin de nous organiser ensemble, au-delà des simples manifestations de masse. Aujourd’hui, le principal défi reste l’oppression de l’État ! Nous vivons au quotidien dans cette société capitaliste, et la crise économique reste un problème majeur en Grèce, sans parler des catastrophes écologiques et autres… Nous essayons donc de faire face à ce problème par différentes formes d’action : manifestations, actions directes, mais aussi en améliorant certaines infrastructures de réponse aux incendies, un problème majeur en Grèce. Nous gérons également trois centres sociaux dans différents quartiers d’Athènes. Et bien d’autres choses encore ! Mais ce serait très long à expliquer…
Rouvíkonas est connu pour ses actions directes, d’autant plus que certaines d’entre elles sont documentées et disponibles en ligne. Pourriez-vous nous expliquer cette stratégie et comment vous l’avez adaptée ?
Notre stratégie, expérimentée depuis de nombreuses années, consiste à continuer de répondre aux enjeux et aux luttes de la base sociale et des opprimé-es. Nous souhaitons construire des organisations populaires de masse, capables de susciter une véritable opposition dans la rue. Suivant cette idée, nous travaillons à décentraliser nos activités, en nous déployant dans les banlieues d’Athènes, mais aussi en nous coordonnant avec d’autres organisations au niveau national.
En ce qui concerne l’action directe, selon le problème, la situation et nos ressources, nous avons une variété d’actions militantes à déployer… Cela va des actions très pacifiques, à l’occupation, la protection, les actions directes contre des institutions publiques ou ambassades, etc. [Rouvikonas avait notamment repeint l’ambassade de France à Athènes en 2018, en soutien aux grévistes et étudiants français] De plus, nous enregistrons nos propres vidéos ou photos de nos actions et les publions directement sur les réseaux sociaux, via nos pages.
Il est crucial pour nous de contrôler la communication autour de nos actions. Nous parlons pour nous-mêmes et ne laissons personne le faire à notre place. Il est également très important de documenter nos actions pour montrer nos luttes, nos messages et nos récits à la société, et les rendre public. C’est aussi un moyen de nous protéger de la répression de l’État… Il arrive que la police déforme la réalité des faits pour alourdir les peines prononcées par les tribunaux.
Comme vous l’avez dit précédemment, vivre dans cette société est un combat quotidien pour beaucoup. En tant que collectif et organisation militante, quels sont les principaux défis auxquels vous faites face ?
Nous vivons dans cette société capitaliste, nous sommes issus de la classe ouvrière et nos difficultés personnelles quotidiennes compliquent notre engagement. Nous devons tous-tes trouver un équilibre entre vie personnelle et militantisme, et c’est le principal défi : le manque de temps dans une journée ! De plus, en Grèce, beaucoup de personnes dépendent de la saison touristique et peuvent être amenées à quitter Athènes pendant cette période.
Un autre défi, mais qui pourrait être considéré comme une victoire, est l’intégration de nouvelles personnes dans notre organisation. Il y a une grande diversité de personnes, d’âges, d’horizons politiques, d’engagements, etc. Notre objectif est d’ouvrir notre groupe à un plus large spectre de la société, et pas seulement de rester entre anarchistes convaincus. C’est un réel effort pour construire une culture commune. Nous expérimentons différentes approches et évaluons leur efficacité. Nous pouvons créer un outil, puis un autre pour l’améliorer, c’est un processus continu… En tant que groupe, nous avons cette mentalité de ne pas avoir de plan strict pour tout ce que nous faisons : nous sommes aussi capables d’expérimenter et de nous adapter à la situation.
Entretenez-vous des liens et des collaborations avec d’autres organisations ? En Grèce et au-delà des frontières ? Avec des partis politiques, par exemple ?
En Grèce, nous coopérons beaucoup avec d’autres groupes, surtout ces dernières années. Mais encore une fois, nous essayons de rester flexibles, cela dépend des problématiques. Et bien sûr, il existe des problèmes entre différents groupes, comme partout ailleurs. En particulier concernant la lutte antifasciste, nous essayons de rester relativement ouverts avec nos interlocuteur-ices. Êtes-vous antifasciste ? Êtes-vous antisexiste ? C’est tout, nous nous en tenons à ces plans ! Peu importe que vous soyez pour Lénine ou que vous soyez supporters du Panathinaïkos (club de football d’Athènes), ou autre. Si nous respectons ces principes, tout va bien. Et nous les avons respectés au fil du temps et cela a fonctionné. Concernant certaines formes de contacts avec les partis politiques… Eh bien, non : nous ne coopérons pas du tout ! (rires)
En-dehors de la Grèce, nous essayons de maintenir le contact et la collaboration avec d’autres groupes, comme nos camarades du Kosovo, présent-es également à ces rencontres Peoples’ Platform à Vienne. Mais notre coopération internationale n’est pas aussi forte et active que nous le souhaiterions. Nous avons mené de nombreuses actions de solidarité avec des personnes et des mouvements d’autres pays, comme l’occupation d’ambassades. Mais nous le faisons surtout de manière instinctive, sans nécessairement passer par des contacts ou une coordination avec des camarades des pays concernés… Nous aimerions donc renforcer les contacts avec les camarades d’autres pays. C’est quelque chose que nous devons développer davantage, c’est aussi pourquoi nous participons aux Peoples’ Platform.
Aujourd’hui, nous assistons à la montée du fascisme et de l’autoritarisme dans de nombreux pays d’Europe, mais aussi ailleurs… Pour des organisations comme la vôtre en Grèce, que signifie concrètement être antifasciste ?
Pour nous, la lutte contre le fascisme peut être très internationale. Et, fondamentalement, notre travail quotidien ici s’oppose précisément au fascisme. Le simple fait que nous gérons des centres sociaux ou que nous collaborions avec les habitant-es des quartiers ou d’autres groupes est un atout. Mais en Grèce, lorsque nous nous définissons comme antifascistes, nous devons absolument défendre cette position dans la rue. C’est pourquoi nous coopérons avec les hooligans antifascistes depuis de nombreuses années, et c’est très important pour nous.
Les supporter-ices de football ne sont pas vraiment politisé-es, et les conflits sont nombreux, comme partout ailleurs. Mais c’est aussi un mouvement très dynamique, et nous essayons de travailler avec eux/elles malgré certaines contraintes. Si nous ne maintenons pas ces liens, nous risquons de perdre cette partie de la société que représente les supporter-ices de football, qui pourraient tomber dans le piège fasciste. Et si on perd ça, on pourrait perdre la rue, et si on perd la rue, on perdra tout… Car dans cette société, on vit principalement dans la rue.
Voici un exemple de la façon dont nous avons pratiqué l’antifascisme par le passé : en Grèce, de 2012 à 2015, il y a eu une forte montée en puissance de groupes fascistes comme «Aube Dorée», qui cherchaient alors à étendre leur contrôle sur certains quartiers d’Athènes. Ils ont voulu prendre le contrôle d’un quartier tout près d’Exárcheia : ils organisaient des actions comme des «popcorns contre les immigré-es», et ils prétendaient que «c’est notre quartier dans la ville».
À Rouvíkonas, on s’est dit : «On ne les laissera pas faire !» Alors on a trouvé des gens assez déterminé-es pour aller là-bas et louer un local sur la même place que les fascistes. On était bien équipés, car à l’époque, les fascistes poignardaient les gens ! On n’allait donc pas discuter avec eux, n’est-ce pas ? Au début, on y allait tout équipés, avec casque de moto, bâton, etc., trois fois par semaine, prêts à se battre !
Mais finalement, on s’est lassés, car il ne se passait jamais rien… Malgré nos annonces affichées sur des affiches du genre : «On sera là lundi à cette heure-là – on vous attend !» On est restés là deux heures, sans rien faire… Et puis, encore, et encore, pendant quatre ans… On s’est dit que ça ne servait à rien, qu’ils n’étaient plus là et qu’ils ne contrôlaient plus rien dans le quartier. Ce quartier a toujours été un quartier qui accueillait une population immigrée, et c’est toujours le cas ! Il n’est pas devenu le ghetto fasciste qu’ils voulaient créer.
Exárcheia représente une idée peut-être idéalisée, mais aussi inspirante, des révoltes urbaines et d’une certaine forme d’autonomie. De plus, c’est aussi un quartier où Rouvíkonas s’est développé…. Exárcheia est toujours sous pression depuis. Pourriez-vous nous donner des nouvelles ?
Vous imaginez bien comment c’était avant… Mais la situation a beaucoup changé, notamment en termes de rassemblements, de mobilisations, de vie sociale, etc. Au début, l’État a eu recours à la violence et aux brutalités policières pour expulser l’âme du quartier, et maintenant, ils utilisent une nouvelle méthode : la gentrification par les infrastructures publiques !
Les autorités ont décidé de construire une station de métro en plein milieu d’une place publique ! Les habitant-es du quartier résistent depuis, préférant conserver leur place et continuer à marcher 200 mètres pour rejoindre les transports en commun les plus proches. Ils et elles se sont engagé-es dans cette lutte par le biais d’assemblées populaires et de moyens légaux, et nous les soutenons à notre manière. Les habitant-es d’Exárcheia, initialement, n’étaient pas spécialement anarchistes ou de gauche, mais ils/elles ont adopté cet esprit de résistance et d’organisation, qui est devenu l’esprit de tout le quartier !
Et la répression de l’État n’a jamais cessé ! Pour vous donner une idée : nous sommes confronté-es depuis deux ans à la présence de patrouilles anti-émeutes, 24 h/24 et 7 j/7… On dirait que le quartier est sous occupation militaire ! Imaginez les conséquences pour les gens qui vivent çà quotidiennement. Chaque jour, la police nous agresse et nous harcèle. Et à la moindre réponse, la situation peut dégénérer. Nous avons dû protéger nos centres sociaux en fermant toutes les portes et fenêtres. Et ce jeu quotidien, ce n’est pas tenable… La police est payée pour ça, elle n’a rien d’autre à faire. C’est facile pour eux, mais pas pour nous ! Mais encore une fois, il est important pour nous de rester dans la rue, alors nous résistons à la pression autant que possible.
En ce qui concerne Exárcheia, je pense que le quartier a été un peu idéalisé par certains camarades venus d’autres pays. Je ne pense pas que ce soit un quartier anarchiste. C’était un quartier politiquement très actif, avec de nombreux mouvements, notamment anarchistes bien sûr, qui l’utilisaient comme point d’ancrage et de rencontre, mais ce n’était pas un quartier libéré. Il y a toutes sortes de gens qui y vivent, tous types de commerces, même un commissariat ! On paie des taxes et on subit le système capitaliste malgré tout hein ! (rires) Mais c’est un quartier très particulier, avec ses propres caractéristiques, qui ont perdurées. Et puis, la vie à Exárcheia est devenue assez difficile avec la répression policière comme je vous le disais…
Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Eh bien, nous aimerions partager une information : une enquête est actuellement en cours contre notre organisation, et un procès est probablement prévu un de ces jours, car nous sommes attaqués par la justice qui nous accuse d’être une «organisation criminelle». Certains de nos camarades risquent des années de prison… L’enquête est ouverte depuis un certain temps, et la date du procès reste inconnue. Nous souhaitions néanmoins partager cette information avec nos camarades de France et d’Europe : cette menace pèse lourdement sur nous. Néanmoins, nous ne cesserons pas de lutter pour la justice sociale et contre toutes les formes d’oppression ! Et nous apprécierions tout soutien de nos camarades au-delà des frontières.
Enfin, nous souhaitons également accroître notre capacité à répondre aux incendies de forêt, un problème majeur en Grèce, qui s’aggravent chaque année. Nous avons deux camions de pompiers et nous aimerions en acheter un troisième, nous avons donc lancé une collecte de fonds. Nous avons été formé-es et soutenu-es par d’autres groupes de pompiers, et c’est maintenant à notre tour d’apporter notre soutien aux communautés.
C’est aussi très important pour nous : nous sommes très militant-es, mais nous pensons aussi qu’il est nécessaire de s’engager dans des infrastructures et du matériel pour faire face à ce que l’État ne peut pas faire : protéger sa population ! Il est fondamental d’agir de manière visible pour la société, afin que les gens puissent nous voir, sans avoir l’impression que les anarchistes sont des fantômes, qui font uniquement des actions anonymes puis s’en vont… Ainsi, nous sommes à leurs côtés et nous nous battons ensemble pour un objectif commun.
Suite à la publication de l’interview sur notre page Facebook, un ajout de la part de Yannis Youlountas :
Merci beaucoup de la part de Ρουβίκωνας pour cet article et bravo à Contre Attaque pour le remarquable travail que nous sommes nombreux.ses à suivre depuis la Grèce au fil des mois. Deux petites mises à jour :
1 – Finalement, le troisième véhicule de pompiers a pu être acheté et l’équipement spécifique nécessaire a été financé par le dernier convoi solidaire. En ce moment, les incendies ne manquent pas et le dispositif bat son plein, dans l’autogestion et l’horizontalité.
2 – Le commissariat d’Exarcheia se trouve en bordure du quartier (cf. plan) et il est régulièrement attaqué (surtout les vendredis ou samedis) par des jeunes qui visent également le siège du PASOK dans la même zone. La rue Charilaou Trikoupi est une ligne stratégique, toujours occupée par un car de MAT (CRS), nuit et jour, pour essayer d’empêcher ces attaques et pour faire tampon avec le quartier voisin Kolonaki : un quartier très bourgeois au pied du Lycabète. Puis, juste derrière se trouvent les ambassades, d’où également la surveillance renforcée dans cette zone sud-est du quartier.
Encore merci. Et à bientôt à Nantes et alentours
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