Comprendre la situation politique au Rojava
Un de nos lecteurs, qui a vécu en Syrie, fin connaisseur de l’histoire du Moyen-Orient, nous propose un exposé sur la situation politique et des révolutions en cours. Alors que les habitants du Rojava sont pris en étau entre les armées de l’autocrate Erdogan et du dictateur El Assad, ce texte permet de saisir les enjeux du conflit en cours.
«Il y a plus de dix ans j’ai vécu et parcouru la Syrie, le Moyen Orient et la région de Djezireh, aujourd’hui connue sous le nom de Rojava. À l’époque j’ai mis du temps à comprendre à quel point le régime Assad comportait une dimension totalitaire même si l’autoritarisme y était assez évident. Bien que le régime soit policier et méfiant, sa place sur l’échiquier géopolitique était particulière : pris en tenaille entre l’ennemi israélien et l’Irak dévasté par la guerre américaine, qui préfigurait ce qui pouvait toucher la Syrie et sa diversité.
Le fait qu’en huit mois je n’ai jamais entendu un syrien moquer un dirigeant de son propre pays était un fait silencieux mais éclatant. Les syriens ont de l’humour, ils sont chaleureux, accueillants et avides d’ouverture. Si leur humour évite si soigneusement la chose politique c’est que cet humour leur était inenvisageable, jusque dans les recoins les plus intimes. Le blagueur aurait été dénoncé, arrêté, torturé et oublié aussitôt.
RÉVOLUTION ASSASSINÉE
La révolution syrienne commence en 2011. J’avoue que j’ai été gêné par l’éclatement, la diversité des révolutionnaires syriens et leur absence de colonne vertébrale idéologique que j’ai perçu comme une faiblesse. J’ai aussi évité de prendre la parole car je savais des amis dans les deux camps. Les gens ignorent à quel point il est difficile de prendre partie dans un conflit armé qui oppose des gens qui ont été amis, pensent parfois des choses très semblables, mais vont faire des choix politique très dissemblables pour des raisons personnelles ou sociologiques.
Les stratégies de l’État syrien reposaient sur la manipulation et la violence la plus brute dès le début du conflit. Très vite, les révolutionnaires furent plongés dans un enfer. Massacres, viols, emprisonnements de masse. En réaction, une part du mouvement se lança dans la militarisation, et fut rapidement manipulé par les pays du Golfe, la Turquie puis les djihadistes arrivés pour une «aide» non désintéressée. Le régime de Bachar et les factions islamistes, toujours plus radicales – jusqu’au paroxysme Daesh – tuèrent l’idée de révolution syrienne en trois ans. Peut-être que le silence de gens comme moi participa à ce naufrage.
À l’Est cependant, dès 2012, en Djezireh/Rojava se levait une force oubliée de l’Occident qui avait longtemps attendu son heure : le phénix kurde. J’avais croisé la route des kurdes en Turquie – en Syrie, leurs organisations étaient interdites depuis la fin des années 1990, et la culture kurde était quasi clandestine. J’ai pu y retourner jusqu’en 2016. Lors de mon premier voyage au Kurdistan turc, celui-ci baignait alors dans une ambiance d’ouverture. Le processus de Dolmabaçe [un accord entre les mouvements kurdes et le gouvernement Turc] ouvrait la voie à un accord de paix entre le PKK [Parti des Travailleurs du Kurdistan] et la Turquie. On pouvait donc y voyager en sécurité bien que le conflit demeure et soit présent dans l’espace public.
Moi qui ne m’étais jamais intéressé aux kurdes, je découvre alors des bourgades militarisées où polices, gendarmerie et armée patrouillent en force, à la manière de l’Irlande du Nord des pires années. Je découvre aussi une chaleur et un optimisme lié à la possibilité d’une paix après des années de conflit meurtrier. Et en même temps je vois les villages abandonnés, les contrôles militaires et l’emprise coloniale turque, la rancœur kurde et la rage de la jeunesse. Les paysages montagneux, les vestiges antiques, arméniens, kurdes, seldjoukides, turcs ne suffisent pas à décrire la richesse de la Région.
Tout cela m’avait frappé. Et je suis retourné plusieurs fois en Turquie et au Kurdistan jusqu’en 2016.
J’ai entretenu par la suite des rapports politiques avec la gauche turque et les organisations kurdes. Après la bataille de Kobanê [la victoire des combattants du Rojava contre Daesh], la cause kurde est devenue à la mode.
CONFÉDÉRALISME DÉMOCRATIQUE
Je dis la cause Kurde, mais il faut aborder le projet de Confédéralisme démocratique. Le PKK, après avoir été longtemps un parti indépendantiste et stalinien se retrouve en difficulté dans sa guerre contre l’État Turc dans les années 1990. Le parti doit s’adapter à l’exode des populations qui fuient la guerre sale qui règne au Kurdistan, à l’impasse militaire, ainsi qu’aux aspirations à la paix qui traversent la société. Ocalan [leader Kurde] désormais emprisonné s’intéresse à un penseur libertaire peu connu : Murray Bookchin, et son approche de la démocratie et du rapport à l’état à travers ce que je découvrirais être le municipalisme libertaire.
L’idée de Bookchin, reprise par les organisations kurdes, est de se passer au maximum de l’État pour partir des échelons les plus bas de la société que sont les villages, quartiers, municipalités, ou associations Kurdes. Et d’insuffler les décisions politiques depuis les échelons les plus bas pour faire avancer et vivre l’autodétermination. Les organisations politiques, culturelles, féminines et écologiques se trouvent replacées au centre du jeu politique. Et contournent l’affrontement stérile avec l’État turc, pour faire vivre les exigences de justice sociale, de transmission culturelle, d’égalité homme-femme, de respect de la nature.
L’application de ce programme dans les municipalités gagnées par la gauche kurde et turque est la raison pour laquelle l’État turc emprisonne massivement les élus. Des huit députés ou maires croisés lors de mon dernier voyage, aucun n’a échappé à la prison depuis.
Le chaos syrien va offrir une nouvelle occasion d’expérimenter à grande échelle ce projet.
En 2012, le régime syrien a besoin de toutes ses forces pour écraser la révolution syrienne. Les organisations kurdes de Syrie vont saisir leur chance et prendre le contrôle de la Djezireh/Rojava qui est une zone où vivent la grande majorité des kurdes de Syrie, mais où ils ne sont pas toujours majoritaires. Y vivent des arabes sunnites, des chrétiens assyriens, arméniens, nestoriens, mais aussi des turkmènes, des tcherkesses, des yézidis.
Les kurdes parlent de Rojava – Kurdistan de l’Ouest. Ils y installent une administration autonome qui s’inspire du Confédéralisme démocratique et protègent alors l’ensemble des peuples de la région des exactions de ce qui est en train de devenir Daesh. Un progrès inouï et un véritable exploit dans une zone de conflits terrifiants.
VICTOIRE CONTRE DAESH
Cette renaissance kurde est une surprise pour l’Occident. Les kurdes, en lutte depuis presque un siècle pour leur reconnaissance, tiennent enfin un espace d’expérimentation, un territoire. Le Rojava va irriguer les débats en Occident. Le débat est parfois lunaire, entres les tenants d’une révolution syrienne qui les accusent de négocier leur espace politique avec Bachar El Assad, et des soutiens parfois contre nature de laïcards façon Fourest, qui n’y voient qu’une force laïque et sur laquelle ils projettent leurs fantasmes occidentaux.
Le projet politique fait vivre un espace pluraliste au sein d’une Syrie et d’une région déchirée par le sectarisme, et jadis étouffé par l’autoritarisme panarabe. Daesh ne s’y trompe pas. Le Califat attaque férocement les kurdes et leurs alliés arabes, syriaques. L’effort de guerre contre Daesh est phénoménal : 11.000 morts, plus de 30.000 blessés issus de l’alliance arabo-kurde [les FDS] soutenue par une coalition internationale.
C’est le sang des combattants du Rojava qui a vaincu le Califat. Les volontaires internationaux, communistes et libertaires, qui partent là bas, partagent le prix du sang pour leur soutien à cette expérience politique unique. J’en ai renseigné un certain nombre sur la Région avant leur départ. Ce sont des camarades, des amis.
L’ATTAQUE TURQUE
Depuis le retrait américain du 9 octobre, les turcs et leurs alliés djihadistes assaillent le Rojava.
Aujourd’hui le territoire est seul, délaissé par ceux qui l’avaient opportunément soutenu pour éviter de s’impliquer dans l’Orient compliqué. Des hommes et des femmes – qui avaient fait le pari d’une forme d’autodétermination pluraliste dans un Moyen-Orient où les enjeux de pouvoir ont été trop longtemps dominés par le sectarisme – se battent avec des moyens rudimentaire face à une armée de l’OTAN qui lâche ses bombes et ses mercenaires sur eux. Nos camarades, kurdes, arabes, syriaques, internationaux sont voués à une mort certaine face aux turcs qui rêvent de faire briller de nouveau le croissant Ottoman.
Sous la contrainte, face au péril d’un anéantissement imminent, les kurdes ont du se résigner le 15 octobre, à laisser de nouveau entrer en jeu le régime de Bachar, bourreau de son peuple. Ce n’est pas un choix facile. Il vise à faire barrage aux velléités turques d’extension vers le sud et de nettoyage ethnique. Peut-être que ce choix permettra d’économiser le sang, en gelant pour un temps certains fronts. Mais n’en doutons pas, le régime syrien n’est un bienfait pour personne. Cet accord clôt l’expérience révolutionnaire du Rojava pour la faire entrer dans une phase nouvelle et incertaine. L’abandon occidental en est responsable.
C’est bien leurs idées d’autodétermination, leur nouveau rapport à l’État et le partage des ressources de la Région que cela supposerait qui est attaqué, abandonné. Les États veulent rester seuls maîtres des populations et des ressources. Le pluralisme, la démocratie, le partage ou les idées d’égalités ne sont pas leurs affaires. Seule la domination les intéresse. Pour eux mieux vaut des peuples défaits que libres.»
À lire :
La Coquille, Mustapha Khalife
Burning Country, Leila al-Shami et Robin Yassin-Kassab
Carnets de Homs, Jonathan Little
À voir :
Déluge au pays du Baas, Omar Amiralay
Syrie : le cri étouffé, Manon Loizeau