Féminicides : les alertes négligées par les forces de l’ordre


Nous sommes lundi 21 octobre. Depuis le début de l’année 122 femmes ont été tuées par leurs conjoints. 122 féminicides.


C’est une violence de masse. Des dizaines de vies volées. Des dizaines de femmes qui auraient pu être sauvées. Car, selon les chiffres officiels, «au moins une victime sur trois» était dans les radars de la police, après avoir porté plainte ou alerté sur les violences subies.

Le journal Le Monde raconte les histoires terrifiantes de femmes tuées par leurs anciens conjoints. L’histoire d’un policier qui répond au téléphone : «On ne se déplace pas pour ça». La sœur d’Isabelle, défunte, qui raconte sa «haine, contre [le meurtrier] et contre la police». L’histoire due père de Julie, dont la fille avait porté plainte à de nombreuses reprises avant de mourir : «pas d’enquête, rien, alors que les gendarmes qui n’ont pas protégé ma fille devraient être virés pour faute lourde». Toutes ces «affaires où moins de témoins sont entendus» et où «les vérifications sont plus rares que dans d’autres dossiers de droit commun».

Ces violences, souvent silencieuses, sont encore plus graves que la répression des forces de l’ordre. Derrière le mépris de la parole des femmes, une non assistance à personne en danger.

Alors que l’État met des moyens considérables pour anéantir les contestations, que des centaines de CRS sont déployés au moindre rassemblement, les femmes sont abandonnées à la violence et à la mort.


L’article complet :

Dans les affaires de féminicides, les alertes négligées par les forces de l’ordre

Par Frédéric Potet , Nicolas Chapuis , Jérémie Lamothe et Lorraine de Foucher

Enquête – Parmi les 120 femmes tuées en 2018, un tiers avait déposé une plainte ou une main courante. « Le Monde » poursuit son enquête pour mettre en lumière les éventuelles failles dans la prise en charge des victimes.
Du pavillon familial, il ne reste aujourd’hui que des murs calcinés, constellés de boursouflures cramoisies. Quelques débris de meubles gisent au sol, vestiges de trois enfances volées. Le 5 août 2018, la maison a explosé, sous les yeux de Fabien, 10 ans, Gabriel, 7 ans, et Anna, 5 ans (les prénoms des enfants ont été modifiés). Le lieu-dit La Paillasse à Duneau (Sarthe) s’est transformé en scène de guerre.

La veille, leur père, David Hauduc, 47 ans, s’est rendu à la station-service du supermarché le plus proche, a rempli des bidons d’essence qu’il a stockés dans la chambre qu’il partageait avec son ancienne compagne, Hélène Bizieux, 34 ans. Dans les décombres encore fumants, les pompiers ont retrouvé leurs deux cadavres.

Quatre mois avant d’être assassinée, le 14 avril 2018, Hélène Bizieux avait porté plainte contre son mari, dont elle était récemment séparée, « pour menace de mort » auprès de la brigade de gendarmerie de Connerré (Sarthe). Mais ce n’est que deux jours après son meurtre que le procureur du Mans de l’époque, Fabrice Belargent, a pris connaissance du document. L’information n’avait pas été transmise au parquet.

Erreur d’appréciation ponctuelle ou dysfonctionnement révélateur de la difficulté que rencontrent les forces de l’ordre à évaluer le danger que fait planer sur une femme un homme déjà signalé pour violence ? L’histoire tragique d’Hélène Bizieux est malheureusement loin d’être un cas isolé.

Depuis six mois, une équipe de journalistes du Monde enquête sur l’ensemble des féminicides de l’année 2018, soit près d’un tous les trois jours. A la recherche des signes annonciateurs et des points de bascule avant le passage à l’acte, nous avons rouvert un à un ces dossiers à la recherche d’éventuelles failles dans la prise en charge de la future victime. Sur les 120 cas étudiés, il ressort qu’au moins une victime sur trois était apparue sur les radars des forces de l’ordre grâce à une plainte ou une main courante, pour « violences » ou « menaces ».

Il est plus aisé en tant que journaliste de remonter la chaîne des dysfonctionnements, une fois le meurtre commis, qu’aux policiers ou aux gendarmes d’évaluer la détresse confuse d’une victime de violence dans le brouhaha de l’accueil d’un commissariat. Mais le constat est là : quand les femmes prennent conscience des violences qu’elles subissent, elles peinent souvent à les faire reconnaître par les forces de l’ordre.

« Ferme-la, sinon je vais te tuer »

Quand Hélène Bizieux se décide à pousser la porte de la gendarmerie pour déposer une plainte contre son mari, le 14 avril 2018, les faits semblent pourtant constitués. La veille, tandis qu’elle rentre du travail, la maison est en grand désordre. Elle reproche à David Hauduc de ne pas avoir fait le ménage. Il lui rétorque qu’il n’est pas son « larbin », lui balance un coup de pied et lui crie de dégager, sous peine de la « tuer d’un coup de couteau ». Il réitère sa menace : « Ferme-la, sinon je vais te tuer », d’après la plainte de la jeune femme.

Terrorisée, cette ouvrière d’une usine de fabrication de lingettes s’enfuit. Elle se cache dans la carrière voisine et attend pendant deux heures et demie, tapie dans le froid, que la nuit soit totale et David endormi. Le lendemain, elle porte plainte contre son mari. La procédure s’arrête là. L’auteur devait être convoqué par la gendarmerie, mais aucune date n’avait été retenue ; il ne sera jamais entendu.
David Hauduc a pourtant réitéré ses menaces devant son fils et sa nièce, lors d’un séjour à Rouen : « Je vais tuer ta mère et je vais me tuer. » Déclarations dont sera informée, à chaque fois, la brigade de Connerré. Sur la plainte d’Hélène Bizieux, le gendarme qui l’a entendue a écrit : « Au regard de l’évaluation personnalisée de la victime, aucune mesure particulière de protection ne nécessite d’être mise en œuvre. »

Après quatorze ans de vie conjugale, elle quitte son mari à la mi-avril, et bricole une garde partagée. L’après-midi du meurtre, le 5 août, Hélène arrive dans son ancienne maison vers 14 heures pour récupérer ses enfants. Elle les trouve absorbés par un dessin animé sur le canapé, elle leur dépose un baiser. David se met à hurler – il lui a reproché deux heures plus tôt par texto de s’être inscrite sur un site de rencontres. Il se saisit de sa matraque électrique et lui assène un coup violent sur la tête. Hélène Bizieux appelle à l’aide Fabien, son fils aîné, qui avec son frère et sa sœur, a été poussé par leur père dans la chambre, « afin de ne pas voir la chose », raconte Alexandre Bizieux, le frère de la victime.

David Hauduc force ensuite son fils à aller déposer son propre téléphone dans sa voiture et de laisser une portière ouverte. La famille d’Hélène Bizieux est persuadée aujourd’hui que l’assassin avait l’intention de s’enfuir et qu’il a été pris au piège des flammes. En revenant, le garçon aperçoit de la fenêtre son père torse nu, du sang sur le visage et les mains. David intime l’ordre à ses trois enfants de se réfugier chez les voisins. C’est de là qu’ils assistent à l’explosion de la maison où ils ont grandi. Après avoir assassiné Hélène de trois coups de couteau, au cœur, au poumon et au ventre, David Hauduc a mis le feu au pavillon et est mort intoxiqué par la fumée.

Données numériques « probablement perdues »

Ce drame était-il évitable ? Le parquet du Mans défend le travail des gendarmes : « Il n’y a pas eu de clignotant orange en raison d’un manque d’éléments de dangerosité. » Interrogée par Le Monde, la gendarmerie explique, de son côté, ne pas avoir décelé de « situation d’urgence ».
Pourtant, si les menaces de mort ont été minorées, un autre élément majeur aurait dû attirer l’attention des autorités. A la question « votre mari est-il connu de la justice ? », la mère de famille avait répondu dans sa plainte : « Oui, pour des faits de violence. Je sais qu’il a fait quelque chose de grave quand il était plus jeune car il a fait huit ans de prison. »
Les gendarmes fouillent dans le fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ) mais ils n’y trouvent pas la condamnation à onze ans de prison de David Hauduc, prononcée le 1er avril 1993 par la cour d’assises de Seine-Maritime, à Rouen, après le meurtre d’un ami de sa mère, qu’il a frappé à l’aide d’une hachette et laissé agoniser pendant trois jours. Pour extraordinaire que cela paraisse, « des données numériques ont probablement été perdues » au moment de la création du TAJ en 2011, fruit de la fusion des fichiers de police et de gendarmerie, explique le parquet du Mans.

Hélène Bizieux est morte à cause de la fureur de son ex-mari, d’une plainte restée dans un tiroir et d’une condamnation pour meurtre disparue des fichiers.

Stéphanie M., elle, n’a jamais eu l’occasion de porter plainte, malgré plusieurs tentatives. Cette « généreuse institutrice de 39 ans », selon le portrait qu’en fait Lyne, son amie rencontrée sur les bancs de l’IUFM, revivait enfin après une rupture avec son conjoint, en janvier 2019. Une séparation que Jean-Michel n’a jamais acceptée. L’homme la harcelait, il avait placé un mouchard sur son ordinateur et avait déménagé dans la même résidence qu’elle, à Joué-lès-Tours, en Indre-et-Loire, pour la surveiller. Une fois, il avait fondu sur elle dans la rue pour lui arracher son téléphone et lire ses messages.

Il est 1 heure, la nuit du 31 mars 2019, quand Stéphanie M. appelle le commissariat. La poignée de sa porte bouge, quelqu’un tente de la crocheter. Elle a peur, elle est seule. D’après Lyne, le policier au téléphone lui aurait répondu : « On ne se déplace pas pour ça. » A 4 h 52, elle écrit un mail à ses proches, pour leur donner sa nouvelle adresse mail, à ne divulguer à personne, car Jean-Michel, son ancien compagnon, ingénieur à la SNCF, pirate tous ses comptes. Dans le message, il y a cette phrase : « Petite nuit blanche après un réveil flippant, quelqu’un essayait de forcer la serrure du bas et le verrou a visiblement été ouvert, j’ai appelé la police. » Son père, inquiet de son absence au déjeuner dominical, se rend à son appartement. Il retrouve sa fille égorgée. Son meurtrier s’est suicidé au gaz chez lui.

Des vérifications plus rares

Selon ses amis, Stéphanie M. avait pourtant poussé plusieurs fois les portes du commissariat, sans jamais réussir à franchir la barrière de l’accueil. « On lui a dit : “vous savez des cas comme vous, on en voit tous les jours. Les histoires d’amour il faut apprendre à les régler, et puis les procédures sont longues” », raconte Lyne. Aucune plainte n’a été enregistrée – les autorités ont pourtant obligation de les prendre –, tout juste reste-t-il dans le dossier d’instruction la trace de mains courantes.

« Quand on voit l’énergie qu’il faut à une victime pour parler, et affronter un harcèlement pareil, et qu’à chaque fois qu’elle demande de l’aide, on la décourage, je suis très en colère, s’écrie Lyne. Bien sûr que la police manque de moyens. Mais c’est à se demander s’ils ne manquent pas aussi de psychologie. » Le père de Stéphanie M. a porté plainte contre la police pour non-assistance à personne en danger. Contactée par Le Monde, la police nationale n’a pas souhaité commenter cette affaire, en cours d’instruction.

Si Stéphanie M. n’a jamais pu faire entendre aux policiers la gravité de la menace qui planait sur elle, d’autres femmes victimes de meurtres conjugaux sont parvenues à porter plainte dans les semaines ou les mois précédant leur mort. La faille se situe ailleurs – dans des enquêtes souvent insuffisantes. Les spécialistes l’ont documenté : dans ces affaires, moins de témoins sont entendus et les vérifications sont plus rares que dans d’autres dossiers de droit commun.

« Elle nous dit avoir peur »

Les forces de l’ordre montrent, en effet, moins d’entrain à travailler sur ce qu’il se passe à l’intérieur d’un couple, explique Océane Pérona, chercheuse au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales : « On ne peut pas parler de sexisme policier, ou d’hostilité à l’égard des femmes, mais plutôt d’une réponse aux logiques de valorisation du travail policier. Il y a d’abord le mystère : un enquêteur aime élucider une affaire, trouver un auteur. Or, là, on le connaît déjà. Il y a aussi la logique de l’ordre public : empêcher les troubles. Dans les cas qui nous occupent, l’auteur ne fait qu’une seule victime, sa femme. Enfin, il y a une logique répressive : ces affaires sont plus souvent classées sans suite, alors les policiers essayent de ne pas les prendre pour ne pas travailler pour rien… »

Parfois, les enquêteurs se font tout bonnement manipuler. C’est en tout cas le sentiment que garde Gilles Bernard, commissaire de Cenon, en Gironde, et chef de la division hauts de Garonne. Le 25 octobre 2018, la police est appelée au petit matin. Un corps criblé de balles a été retrouvé dans l’entrée d’une résidence à Artigues-près-Bordeaux.

Les semaines précédant sa mort, la victime, Sylvie Salmon, avait déposé plainte deux fois au commissariat de Cenon. Une fois contre son ex-compagnon, Thierry Roché, pour violences aggravées, harcèlement et dégradations de biens. Le couple était séparé après trois ans de vie commune et un épisode de violence un soir de la mi-juillet. Dans cette première plainte, le 27 août, la quinquagénaire, fonctionnaire au Crédit municipal de Bordeaux, explique alors à l’enquêteur « qu’elle a reçu un coup au niveau du visage » et accuse Thierry Roché de « harcèlement essentiellement par téléphone et SMS ».

« Quand elle vient nous voir, elle exprime ses craintes, elle nous dit avoir peur », explique le commissaire Bernard. Elle viendra une seconde fois, le 30 août, déposer une plainte contre X pour des pneus crevés et une boîte aux lettres fracturée, tout en soupçonnant Thierry Roché d’en être l’auteur.

« On a eu affaire à un manipulateur »

A la suite de ces deux plaintes, l’ancien compagnon est entendu en audition libre les 6 et 17 septembre. Il reconnaît en partie les dégradations, minimise les coups et le harcèlement, nie certains détails… « Il nous dit qu’il a compris, qu’il accepte la séparation, qu’il a remboursé à Sylvie Salmon les biens qu’il a cassés, qu’il ne veut plus entendre parler d’elle et que d’ailleurs il se soigne pour son addiction à l’alcool et qu’il est suivi psychologiquement. Dans ces affaires-là, c’est très rare. Le plus souvent les auteurs nient ou rejettent la faute sur la victime », souligne le commissaire. Les enquêteurs pensent avoir affaire à des regrets sincères et estiment que Sylvie Salmon « n’est pas en danger immédiat ».

Thierry Roché n’a pourtant nullement l’intention de lâcher son ex-compagne. Mi-octobre, il lui envoie une photo de lui, un pistolet sur la tempe. Huit jours après, dans la nuit du 24 au 25, il pénètre dans sa résidence, en s’engouffrant derrière un voisin, se cache dans le local à poubelle et y reste toute la nuit – une bouteille d’eau et des mégots de cigarettes ont été retrouvés sur place. A l’aube, comme chaque matin, Sylvie sort son chien. Son ex-compagnon vide son chargeur sur elle, avant de se rendre dans la foulée au commissariat de Cenon.

Pour le commissaire Gilles Bernard, il était compliqué de faire plus : « On s’interroge, est-ce qu’on aurait pu faire en sorte que ça n’arrive pas ? Très vite, dans la journée du meurtre, on en rediscute avec l’enquêteur. On se rend compte qu’on a eu affaire à un manipulateur, un type d’une grande perversité qui avait sûrement mûri son geste. »

Ces explications sont difficilement admissibles pour la famille de Sylvie Salmon, et notamment pour sa sœur, Isabelle Ghilaci. Elle est allée le jour même sur les lieux du drame, où ne restaient qu’une bâche en plastique et de la sciure pour absorber le sang versé. « En voyant tout ça, j’ai réalisé que c’était vrai, qu’elle était vraiment morte. Et j’ai eu la haine, j’avais envie de le tuer, mais il s’est rendu chez les policiers. Depuis ce jour-là, j’ai une haine en moi, contre lui et contre la police », fulmine aujourd’hui cette fille de gendarme.

Dix mille policiers formés

A la direction générale de la police nationale, on assure faire le maximum pour mieux prendre en charge les victimes. « Bien entendu qu’il y a des défaillances, reconnaît-on. Mais on essaie de prendre les mesures qui s’imposent pour corriger ça. » Dans une note interne de septembre, Eric Morvan, le grand patron de la police nationale, a rappelé à ses troupes la marche à suivre et le fait que toutes les plaintes devaient être prises.

Un audit de 400 commissariats a par ailleurs été lancé pour tenter de faire un état des lieux des dysfonctionnements. Dix mille policiers ont été formés afin d’être des « référents accueil » pour les femmes victimes de violences conjugales, tandis que 300 intervenants sociaux ont été appointés.

Dans ces affaires, les forces de l’ordre sembleraient souffrir d’une lecture « incidentaire » de ce qui s’avère être parfois un processus. Isolés, une menace de mort, des pneus crevés ou une gifle ne nécessitent pas forcément d’intervention. Mais ces faits pris dans leur succession constituent, dans nombre de dossiers de féminicides, des marqueurs d’un schéma plus global : la prise de contrôle d’un individu sur un autre, dont l’issue peut s’avérer fatale.

Dans les brigades et les commissariats, on préférerait mesurer la taille des bleus, les jours d’interruption temporaire de travail (ITT), et s’en servir pour évaluer le risque de meurtre. A la lumière des dossiers étudiés par Le Monde, ce n’est pourtant pas le seul ni le meilleur indicateur. L’emprise psychologique et le harcèlement sont autant de signes avant-coureurs.

« Dans le travail policier, il y a une primauté du corps et des lésions, parce que c’est facilement objectivable, et que ça n’est pas quelque chose de rapporté. Ça n’est pas de la parole. Les forces de l’ordre sont enclines à soupçonner les plaignantes de détourner l’institution à leurs fins, et de faire de fausses plaintes pour obtenir une pension ou la garde des enfants », analyse Océane Pérona, qui a étudié pour sa thèse les fausses plaintes dans les affaires de viols conjugaux. Sur 500 procédures, seules quatre avaient donné lieu à des poursuites pour dénonciation calomnieuse.

« Elle est où maman ? »

Le nombre de jours d’ITT permet-il réellement d’apprécier la dangerosité d’un conjoint violent ? Cette donnée a priori objective pourrait être l’une des causes du manque de réactivité des gendarmes avant le meurtre de Julie Douib. Pour cette vendeuse de bijoux de 34 ans, tout s’est joué autour du bâtiment blanc aux liserés rouges de la gendarmerie, à la sortie de L’Ile-Rousse, en Haute-Corse. Elle n’a cessé de s’y rendre entre septembre 2018 et son assassinat, le 3 mars 2019, pour dénoncer chacun des faits de violence dont elle était victime de la part de Bruno Garcia, son ancien compagnon.

Coups, harcèlement, menaces de mort la visant, elle ou son père Lucien… Une petite dizaine de plaintes et mains courantes ont été déposées, sans que la victime ne soit protégée. Et pour cause : elle n’avait eu que deux fois deux jours d’ITT.

Lucien Douib vit encore dans la maison où sa fille Julie a grandi, à Vaires-sur-Marne (Seine-et-Marne). Les salons de familles de victimes se ressemblent souvent. Les photos de la défunte y sont installées en mausolée. Dans la cuisine, les somnifères s’entassent comme autant de remparts chimiques contre les insomnies. Sur le réfrigérateur, des emplois du temps de collège et des invitations aux goûters d’anniversaire : les grands-parents redeviennent parents, en récupérant la garde des enfants de « papa qui a tué maman ». Sur son avant-bras, Lucien Douib a fait tatouer leurs prénoms.

« On s’en fout des femmes, on peut tranquillement ne rien faire pour une femme qui vient dire une dizaine de fois qu’elle est en danger de mort, poursuivie, traquée. Il a revendiqué son meurtre, il s’est rendu. Presque fier. C’est un crime d’honneur en fait, comme au Bangladesh, où les femmes meurent n’importe comment », s’énerve Lucien, les mains claquant nerveusement contre la toile cirée.

Au vertige du deuil, de cette vie désormais remplie de certificats de décès, de factures de pompes funèbres et de condoléances feutrées s’ajoute la brûlure de l’injustice. « Aucun officiel ne s’est excusé, ne m’a même expliqué ce qu’il s’était passé à la gendarmerie de L’Ile-Rousse. Pas d’enquête, rien, alors que les gendarmes qui n’ont pas protégé ma fille devraient être virés pour faute lourde. »

Comme pour Hélène, Sylvie et Stéphanie, c’est la rupture qui a enclenché l’engrenage du meurtre. Julie est, plus encore que les autres, une habituée de la gendarmerie. A chaque incident, elle entreprend des démarches. La première date de fin septembre 2018. Le 25, Bruno la jette dehors en débardeur et petite culotte, et lui lance un plat de riz à la tête. A la foire de L’Ile-Rousse, où elle vend les bijoux qu’elle fabrique, il fond sur elle, renverse son étal, la tire par les cheveux, la frappe : « Tu vas rentrer, ça fait quatre jours que je m’occupe des gosses ! » Julie se rend le lendemain à la gendarmerie, pour déposer la première d’une longue litanie de plaintes.

Dans les semaines qui suivent, la jeune femme se cache chez une amie. La nuit, Bruno, qui a la garde des enfants, rentre parfois dans la chambre de leur fils, le réveille et le presse de questions : « Elle est où maman ? Elle habite dans quoi maman ? Elle a acheté des meubles ? C’est à quel étage ? On voit la mer de la fenêtre ou pas ? » Le garçon de 10 ans craque et finit par transmettre les informations à son père.

Minoration des faits

Début octobre, Lucien Douib atterrit en urgence à Calvi pour protéger sa fille. Partout, dès qu’ils tournent la tête, ils aperçoivent le Kangoo blanc de Bruno. Ils vont acheter des vêtements pour les enfants puisque Julie n’a plus rien à leur mettre. Alors qu’elle est dans le magasin, Bruno s’approche de Lucien resté sur le parking : « Si elle ne quitte pas la Corse, elle et toi je vous tue. » C’est la première plainte de Lucien. « Les gendarmes la prennent, mais ils ne disent rien, ne nous donnent rien, même pas le téléphone de la gendarmerie », se souvient-il, décrivant comme s’il y était encore les murs jaunes, les ordinateurs qui ne fonctionnent pas et les bureaux « qui ont l’âge de mes artères ».
Mi-octobre, une bagarre éclate entre Lucien, Bruno et Julie au stade de foot où jouent les enfants : deuxième plainte de Lucien, troisième pour Julie. Le 6 novembre, Julie et Bruno sont convoqués pour une médiation pénale au tribunal de Bastia, après les violences de la foire de L’Ile-Rousse. Une réponse qui témoigne d’une minoration des faits et fortement déconseillée par la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes, ratifiée par la France.

Sur le parking du tribunal, Bruno passe à côté de Lucien : « Toi aujourd’hui, je vais te tuer ! », le menace-t-il. « J’avais un peu peur : il avait prévenu tout le monde en ville qu’il voulait vraiment me coller une balle dans la tête le 6 novembre. » Troisième procédure de Lucien. Le 13 décembre, Julie dépose une énième plainte, pour des faits de violences ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours.

Investigations en interne

Début mars 2019, elle prend de nouveau le chemin du poste de L’Ile-Rousse, pour signaler que Bruno ne lui a pas rendu ses enfants, malgré l’accord de garde. A l’accueil, le gendarme l’interroge – « Ah ça en est où votre histoire d’ailleurs ? » – et tape son nom dans le fichier. Les procédures ont été classées sans suite.

Le 3 mars au matin, Bruno Garcia l’abat dans son appartement, avant de se rendre à la gendarmerie que sa victime a tant fréquentée. Le lendemain, Lucien Douib est convoqué. Un gendarme qui l’avait auditionné a les larmes aux yeux. Dans son bureau, le chef d’escadron regarde ses chaussures, il est peiné, reconnaît un dysfonctionnement et parle d’investigations en interne.

Contactée par Le Monde, la gendarmerie assure aujourd’hui que « toutes les plaintes ont bien été transmises au parquet », qu’elles « ont bénéficié d’une réponse de l’autorité judiciaire », et que « les vérifications internes menées n’ont pas conduit à la révélation de dysfonctionnements ». Le parquet de Bastia a refusé de s’exprimer sur une information judiciaire en cours. Le père de Julie Douib, lui, n’a pas eu de nouvelles. Sa fille est morte dans les bras de la voisine du dessous. A son oreille, elle a murmuré ces simples mots, sans colère, presque comme un constat : « Il m’a tuée. »

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