Si les actes et discours antisémites sont particulièrement visibles ces derniers temps, ils n’avaient jamais vraiment disparu
Le 18 juin dernier Dominique Delawarde, signataire de la «tribune des militaires» parue dans le journal d’extrême droite «Valeurs Actuelles», est invité sur la chaîne de télévision également d’extrême droite Cnews. Il tient alors des propos violemment antisémites : «Vous savez bien qui contrôle la meute médiatique dans le monde et en France, qui contrôle le Washington Post, le New York Times, chez nous BFMTV et tous les journaux qui viennent se grouper autour, qui sont ces gens?». Le présentateur lui demande «qui?» Delawarde répond alors : «C’est la communauté que vous connaissez bien».
Un antisémitisme pur, sorti des années 1930, tenu par un ancien gradé militaire invité dans divers médias. Depuis, cette question «qui?» pleine de sous-entendus abjects est réutilisée par une frange fasciste de la société. On a pu la voir, notamment, dans la manifestation de Metz contre le Pass Sanitaire avec une pancarte énumérant des noms de personnalités juives surmontée d’une typographie «Qui?» avec le Q du mouvement pro-Trump Qanon orné de cornes du diable. «Qui?» sera présent sur des pancartes dans plusieurs villes, suggérant une coordination derrière ce mot d’ordre.
À Tours, une autre pancarte appelle l’armée à organiser un «coup d’État militaire». Réclamer plus d’autoritarisme et moins de démocratie dans une manifestation pour les libertés, l’extrême-droite n’a décidément pas peur du ridicule. Les nostalgiques des dictatures des années 1930 profitent clairement de la contestation du pass sanitaire pour sortir de l’ombre.
Mais lorsqu’on parle d’antisémitisme, de quoi parle-t-on concrètement?
L’antisémitisme est un racisme européen pluriséculaire. La lutte contre l’antisémitisme est donc une lutte antiraciste. Il s’agit d’un antiracisme parmi d’autres, mais pas comme les autres : la figure du juif a la particularité d’être construite, par les antisémites, comme dominant en secret. La figure du juif, qui est en réalité figure d’altérité, symbole de l’étranger apportant la corruption, le malheur, la maladie, mérite d’être écrasée car elle est écrasante. Le juif ne mérite pas d’être défendu car il est coupable par nature, il est indéfendable.
Ainsi, au Moyen-Âge, les juifs sont persécutés, accusés d’empoisonner les puits, de répandre les épidémies comme la peste, puis torturés par l’Inquisition. En Europe de l’Est, ils subissent des pogroms, véritables défoulements racistes collectifs qui conduisent à des massacres. Les fantasmes judéophobes sont alimentés par des théories complotistes, comme le fameux «Protocole des sages de Sion» écrit en réalité par la police politique du Tsar pour accréditer l’hypothèse d’une «conspiration israélite». Aujourd’hui encore ce texte alimente les délires des négationnistes.
Au XIXème siècle, l’antisémitisme est un mal très répandu y compris à gauche : une partie des courants socialistes diffuse l’imaginaire du capitaliste juif, du spéculateur. Par exemple Proudhon, théoricien anarchiste, entretien une violente haine des juifs. Il n’est pas isolé. Certains révolutionnaires se battent néanmoins pour l’égalité politique des juifs, obtenue pendant la Révolution française, en 1791.
Un siècle plus tard, l’affaire Dreyfus (1894-1906) bouleverse la société française. Un capitaine juif est accusé à tort de trahison. Cette affaire est une rupture dans l’échiquier politique et l’histoire française. Une partie de la gauche rejoint les rang des anti-dreyfusards ou choisissent le confort de l’absence de réaction (notamment les Guesdistes, précurseurs du socialisme autoritaire). Mais Dreyfus compte malgré tout parmi ses défenseurs la gauche de Jaurès, d’Allémane, ou celle des anti-autoritaires (anarchistes).
Les anti-dreyfusards vont au contraire former les rangs réactionnaires, préfascisants, partisans d’un nationalisme du sang, d’un «nationalisme intégral» (Maurras) voire d’un socialisme antisémite. Il existe même à l’Assemblée un «parti anti-juifs». L’antisémitisme est alors qualifié de «socialisme des imbéciles» par le socialiste allemand Bebel. À partir de Dreyfus, la gauche commence à comprendre que l’antisémitisme est un leurre et un poison.
Selon l’historien Zeev Steernhell, le fascisme puise ses sources en France, et non en Italie ou en Allemagne. À la fin du XIXème siècle, on voit en France émerger une droite qui n’est ni monarchiste ni bonapartiste, une droite «subversive», autoritaire, antisémite, souvent violente. C’est une droite anti-système qui sera le creuset du fascisme. C’est également en France, grande nation colonialiste, qu’est théorisée «scientifiquement» la hiérarchie des races, la suprématie des européens blancs sur les autres peuples considérés comme «sous-développés» et inférieurs – notamment par le «scientifique» Gobineau. Tout ce climat va imprégner la société et nourrir les futurs fascismes.
Quelques décennies plus tard, la France va collaborer étroitement avec l’occupant nazi et même anticiper ses demandes, notamment lors de la rafle du Vel’d’Hiv : la police française arrête et déporte des milliers de juifs et juives, y compris des enfants, pour le compte du Troisième Reich. Des hauts fonctionnaires et des intellectuels français sont animés d’un antisémitisme enragé, et le traduisent en acte.
Après-guerre, l’antisémitisme est d’avantage honteux, suite à la découverte des camps de la mort, mais il ne disparaît pas totalement. On le retrouve dans les rangs des néo-nazis, des Poujadistes ou même du côte du Front National, créé dans les années 1970 par des fripouilles nostalgiques du pétainisme, dont Jean-Marie Le Pen. Ce vieil antisémitisme ne disparaîtra jamais totalement, et s’il se cache régulièrement il resurgit par vagues, que ce soit sur le plan des idées avec la négation du génocide nazi, ou que ce soit en actes à travers des attentats, des profanations, des crimes. Ces dernières années, sur fond de banalisation du discours racistes et d’explosion des peurs et des complotismes, il avance à nouveau à visage découvert. Étoiles jaunes, banalisation de la Shoah, pancartes ouvertement anti-juives… les dernières manifestations contre le Pass Sanitaire voient fleurir les discours et actes antisémites, assumés comme tels ou non.
Il faut dire que le gouvernement n’a pas aidé à installer un climat serein, et en premier lieu Emmanuel Macron qui citait Maurras et rendait hommage au Maréchal Pétain en 2018 ou qui nommait Gérald Darmanin Ministre de l’Intérieur en 2020. Cet ancien de l’Action Française, organisation royaliste, maurassienne et antisémite, reprenait à son compte, dans son livre sur le «séparatisme islamiste» les stéréotypes sur les juifs usuriers et fauteurs de troubles, associant la politique antisémite de Napoléon à un modèle d’intégration. C’est encore Darmanin qui, prétendant combattre l’antisémitisme, faisait il y a quelques jours la publicité d’un site listant des personnalités considérées comme juives. À noter que le site en question avait déjà été dénoncé aux autorités plusieurs mois auparavant, sans en faire la publicité et sans qu’il n’y ait de réaction du Ministère de l’Intérieur.
Dans ce climat où l’antisémitisme est au pouvoir, alors même que le gouvernement a été élu pour «faire barrage à l’extrême-droite», les actes antisémites se multiplient et se banalisent. En témoigne la stèle Simone Veil à Perros-Guirec, dégradée par trois fois en quelques jours cet été, notamment par des croix gammées. L’inscription «Salope tu as du sang sur les mains» rappelle que l’antisémitisme marche main dans la main avec le sexisme et, plus généralement, avec la réaction et une volonté de contrôle des corps. Simone Veil n’avait pas seulement le tort d’être juive, mais d’être une juive combattante de la liberté. Souiller les tombes ou les monuments, c’est aussi une façon de souiller la mémoire, d’imposer de façon autoritaire et violente une vision antisémite de l’histoire.
Si les actes les plus violents sont la plupart du temps le fruit de l’extrême-droite et des franges religieuses radicales (qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes), une certaine gauche n’est pas en reste dans l’antisémitisme. Le fait de ne pas être dérangé par les pancartes, slogans ou discours antisémites au sein des manifestations est déjà en soi problématique. Mais une partie de la gauche contribue aussi au climat ambiant en reproduisant et utilisant les stéréotypes antisémites dans son discours.
Faire l’amalgame entre l’antisionisme et l’antisémitisme est par exemple récurrent, y compris à gauche. Si taxer les militant-es anti-sionistes d’antisémitisme est d’une bêtise sans nom, se référer à l’état d’Israël est souvent un moyen de maquiller son antisémitisme. C’est notamment le cas des porteurs et porteuses d’étoiles jaunes, qui se dédouanent de tout antisémitisme en prenant exemple sur l’utilisation de ce symbole par les manifestant-es israëlien-nes. Il serait bon de clore définitivement ce faux débat : non, même si le Pass Sanitaire est un instrument de contrôle, il n’est en rien comparable au traitement des juifs et juives dans les années 40.
Répétons-le : l’antisémitisme est l’ennemi absolu de toutes les mobilisations, et est fondamentalement incompatible avec le combat pour les libertés. Il est la pierre angulaire des racismes. Le militant noir anti-colonialiste Frantz Fanon écrivait déjà dans les années 1960, à l’adresse des peuples colonisés : «Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous».
Pour aller plus loin nous vous conseillons de suivre les pages camarades de l’Union Juive Française pour la Paix, les Juives et juifs révolutionnaires ou encore @VN_ZotAni sur Twitter, avec des propos qui donnent à réfléchir.