Troisième et dernier jour de notre reportage dessiné de ce procès emblématique.
Si vous avez manqué le début, allez voir le jour 1 et le jour 2.
Il ne manquait rien à ce dossier. Ni les vidéos complètes de l’attaque et du tir, ni l’identification du CRS, ni les preuves accablantes. Ni même les rapports de l’IGPN et de magistrats certifiant qu’il n’y avait aucune raison de lancer cette grenade. Et pourtant la juge Catherine Sultan démarre ce troisième jour de procès sur le même ton que la veille : en donnant la parole à la police.
On pensait en avoir fini avec l’accumulation de récits mensongers de CRS, mais non. Pendant deux longues heures supplémentaires, la juge va lire d’autres témoignages, évoquant encore et toujours le même élément : un cocktail Molotov qui aurait été lancé une heure plus tôt, à un autre endroit, sur un autre CRS, par des gens qui n’ont rien à voir avec la victime. Jusqu’à la dernière miette du procès, il s’agit de ne parler que de cela : de la «peur» qu’ont ressenti les CRS, une peur qui pourrait justifier l’injustifiable. Une phrase revient dans ces témoignages, si le «collègue» a tiré, ou s’il y a eu des charges, «ce n’est pas pour rien», c’est «qu’il y avait forcément une raison». Voilà comment la répression s’autojustifie dans une boucle hors du droit : plus les agents sont violents, plus on considère par principe que c’est parce qu’ils avaient forcément raison de le faire.
Avant les plaidoiries, une experte psychologue est citée à la barre. Alors qu’un portrait psychologique immonde et indigne de Laurent avait été fait la veille, décrit comme un homme instable et marginal ayant la «haine» de la police, le portrait du CRS est diamétralement opposé. Selon la psy, le CRS «souffre de stress post-traumatique». Un terme qui n’a même pas été utilisé pour Laurent, la victime ! Elle poursuit : «il s’en veut énormément», il a un «sentiment de culpabilité», alors que la veille, le tireur affirmait qu’il ne regrettait pas d’avoir lancé sa grenade. Selon elle, le CRS est un homme «intelligent, qui s’exprime clairement, qui n’a pas de carence affective» et dont la famille a «de bonnes valeurs». Il est «attaché à sa fonction de protecteur», il était «coincé dans une guérilla urbaine». La psy est totalement sortie de son rôle, elle donne son avis. Elle ajoute qu’il a déjà été blessé, ce qui expliquerait son «hypervigilance». Et donc le tir de grenade. Le dispositif judiciaire visant à faire acquitter le mutileur par les jurés crève les yeux, c’est le cas de le dire.
La juge achève sa besogne en présentant de nouvelles images totalement hors procédure, amenées par l’avocat du policier qui les a bricolées la veille sur des morceaux de papier. Il s’agit de captures d’écrans de la vidéo de la mutilation avec des annotations. C’est l’arrière plan, loin derrière Laurent, de silhouettes de manifestants aux vêtements sombres, ou portant un foulard rouge, ou encore tenant le manche d’un drapeau syndical. Il y a écrit à la main «black bloc» et autres délires. Et la juge laisse dire que ces personnes étaient forcément des gens voulant assassiner les CRS. Ça passe. L’avocat obtient même la diffusion d’une photo retouchée de Paris Match : un CRS entouré de flammes, ultra-sensationnaliste, avec les couleurs hyper contrastées.
L’avocate de Laurent, Maître Lucie Simon, s’avance. Elle fait une émouvante plaidoirie. Elle rappelle que Laurent avait «les mains dans les poches», reprend un à un les arguments adverses pour les démonter, pour rappeler que la légitime défense est impossible, et que le CRS voudrait en réalité une «légitime violence». Elle rappelle aussi l’injustice de classe de ce procès : on plaint un policier qui a continué de toucher tranquillement ses 2900€ par mois en restant dans le garage de sa compagnie alors que Laurent, après sa blessure, a perdu son logement, son travail, a vécu avec le RSA pendant un temps tout en s’occupant de ses enfants. Elle évoque les autres blessés, le travail des collectifs de mutilés, les propriétés de l’arme et conclut : «J’ai fait une plaidoirie juridique car je suis incapable d’être à la hauteur de mon client. Il faut saluer la générosité de cet homme. Son courage, sa force. Quelqu’un qui a transformé le traumatisme, la douleur, en aventure collective.»
Puis c’est l’avocat général, celui qui doit demander, ou non, la condamnation. Il s’excuse presque d’être là, cite Camus, explique longuement le rôle d’un procès et part dans d’interminables considérations juridiques. Il multiplie les lapsus, confondant le nom de la victime et de l’agresseur. Il répète plusieurs fois à quel point le métier de CRS est difficile, que des violences «gravissimes» ont été commises contre la police, qu’il ne veut pas «accabler les hommes sur le terrain» qui «travaillent dans l’urgence». Il va même jusqu’à dire que certes, n’y a aucun jet de projectiles dans les vidéos, mais qu’il y en avait sûrement «avant et après». Comme ça, gratuit, sans aucun élément.
Dans ce réquisitoire, on entend que le CRS tireur a fait «tourner un commissariat de nuit pendant 20 ans de façon admirable». Au bout d’une heure et demie, il en vient enfin aux faits : quelle peine ? Il respire un grand coup. «C’est difficile» commence-t-il. Il va «prendre ses responsabilités», il ne veut pas donner l’impression qu’il «juge la grenade». Il écarte, logiquement, la légitime défense : en droit, l’usage de la violence doit être «immédiate, proportionnée, nécessaire». L’envoi d’une arme de guerre dans le visage de Laurent ne correspond strictement à aucun de ces points. Il demande donc «2 à 3 ans avec sursis» et une interdiction de port d’arme pour 5 ans. Il refuse la principale demande de Laurent : l’interdiction d’exercer dans la police. De toute façon, le CRS Mathieu qui a dépassé les 50 ans est déjà quasiment en retraite, très généreuse et précoce dans la police.
Le bouquet final, c’est l’avocat du policier, Laurent Franck Liénard. Il sort la sulfateuse : c’est un festival mêlé de menaces et de virilisme. Il affirme que condamner son client reviendrait à «castrer tous les CRS de France». Il revient longuement, encore, sur le cocktail Molotov et ajoute que si le CRS est déclaré coupable «il n’y aura plus aucune grenade utilisée. Quand Paris sera à feu et à sang, ils croiseront les bras, et ils auront raison.» Personne n’a osé faire le procès de la grenade, sauf Liénard, qui politise à outrance ce procès. Laurent et ses amis ont quitté la salle, trop dur à supporter.
Pour Liénard, le tireur a sauvé la République de «groupuscules» qui «voulaient détruire la société, le capitalisme, l’État et ses agents». «On lui en veut, simplement parce qu’il est en bleu», pour l’avocat, «la société a tout à perdre de la condamnation» d’Alexandre Mathieu. On a compris : l’impunité totale pour la police, sinon le chaos.
Les jurés se retirent pendant trois heures. La nuit glaciale est tombée sur le tribunal de Paris. La juge Sultan entre, prononce l’acquittement pour «légitime défense». Le public crie «police partout justice nulle part», encerclé de gendarmes. Laurent est groggy, KO debout. Le CRS qui l’a éborgné vient de sortir par la petite porte. Dès demain, il pourra retourner sur le terrain, grenades en mains.
Dessins : Ana Pich
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