Boulangeries : colère légitime et récupération indigne

«Le pain, la paix, la liberté», c’était le slogan du Front Populaire en 1936 en France. «Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche», c’est la phrase attribuée, à tort, à Marie Antoinette face à des paysans affamés, au début de la Révolution française. Le pain n’est pas qu’un aliment, il est un symbole. Surtout en France, où la baguette est le produit sacralisé de la gastronomie. La baguette de pain a d’ailleurs fait son entrée le 30 novembre 2022 sur la liste «du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco».

La boulangerie, c’est à la fois la nourriture quotidienne et le commerce de proximité indispensable. Boulanger, c’est un métier dur, physique, nocturne, un savoir-faire. Un artisanat déjà largement détruit par le capitalisme et la concurrence : beaucoup de boulangeries ont déjà fermé dans les villages, et sont remplacées par des distributeurs de baguettes. Aujourd’hui, les boulangers tirent la sonnette d’alarme car l’explosion du prix de l’énergie les met en extrême difficulté. Décryptage d’une crise symbolique, d’une colère légitime, et de sa récupération en cours par les vautours d’extrême droite.

Le pain, un imaginaire révolutionnaire

Le 5 octobre 1789, les femmes de Paris protestent contre la faim, et manifestent pour réclamer du pain. Elles ameutent une foule de milliers de personnes en armes et marchent vers le château de Versailles où se trouve le roi. C’est l’une des dates les plus importantes de la Révolution avec le 14 juillet. Après un ultimatum au monarque, la foule envahit le château. Le roi et la reine sont obligés de revenir à Paris, des manifestants s’écrient : «Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron». Dans la capitale, Louis XVI sera ainsi sous la surveillance et la pression du peuple. Le rapport de force est puissant.

L’un des plus grands livres anarchistes a été écrit par Pierre Kropotkine à la fin du 19ème siècle et s’appelle «La conquête du pain». Il y prône l’entraide et la coopération pour assurer à toutes et tous les besoins vitaux, donc «le pain», face à la rapacité des capitalistes qui organisent délibérément la pénurie et la pauvreté.

La révolution d’octobre 1917 en Russie se fait aux cris de «la paix, le pain», alors que la première guerre mondiale s’éternise et que la faim terrasse la population. On pourrait multiplier les exemples à l’infini : le pain porte en lui une charge symbolique et historique forte, un signal révolutionnaire. La détresse actuelle des boulangers est donc «dangereuse» sur le plan politique, et le gouvernement français le sait parfaitement.

Les responsables de la crise en cours

Venons-en aux responsables de l’explosion des prix qui étranglent les boulangers. Il y a bien sûr la situation géopolitique, mais surtout des choix politiques. La libéralisation du secteur de l’énergie qui a eu lieu ces dernières années, l’alignement des prix de l’électricité sur le marché européen et la spéculation boursière. En 2010, les députés français votaient une dérégulation du marché de l’énergie. Aujourd’hui, le prix de l’électricité est indexée sur le prix du gaz à l’échelle européenne. Ce qui fait exploser les prix, même pour les pays qui produisent de l’électricité à relativement bas coût, comme la France.

Une spéculation effrénée a lieu ces derniers mois : les rapaces profitent de la guerre pour augmenter leurs profits. Par exemple, Total fait des profits indécents : en 2021, la firme réalisait 16 milliards de dollars de bénéfices. En 2022, ces profits s’envolent, 73 millions de dollars par jour au troisième trimestres, 6,6 milliards de dollars de bénéfice net sur les trois derniers mois de l’année. Au moment où les prix du gaz et du pétrole montaient en flèche.

Il n’y a pas que l’énergie, il y a aussi le grain. Quatre gigantesques multinationales dominent le marché mondial des céréales et enregistrent des bénéfices record. L’une d’entre elles, Cargill, a annoncé une augmentation de ses revenus de 165 milliards de dollars cette année. Une autre, Archer-Daniels-Midland, a réalisé les bénéfices les plus élevés de son histoire au cours du deuxième trimestre de l’année. Les ventes de la troisième, Bunge, ont bondi de 17% et la quatrième, Louis Dreyfus, a déclaré une hausse des bénéfices de plus de 80%.

Autres responsables de la détresse des boulangers : la grande distribution, qui vend du mauvais pain pour pas cher, et entre en concurrence directe avec les boulangeries, qui n’ont pas les épaules économiquement assez solides pour riposter face aux grandes enseignes. Le libéraux vendent la concentration capitaliste comme une promesse de baisse des prix, grâce aux économies d’échelle : plus une entreprise est grand, plus elle peut baisser ses prix. En réalité ces économies d’échelle permettent surtout aux grandes entreprises d’augmenter leur pouvoir de marché, et d’augmenter leurs profits au détriment des consommateurs et des artisans.

Dernier fautif : le gouvernement Macron incapable d’encadrer les prix. La crise des boulangeries a donc des responsables politiques et économiques parfaitement connus et identifiés. Les gouvernants néolibéraux, les multinationales, les spéculateurs de l’énergie. Logiquement, elle aurait dû rencontrer un écho anticapitaliste. Ce n’est pourtant pas le cas.

Vautours et récupérateurs

On entend désormais le politicien d’extrême droite Eric Ciotti clamer partout son soutien aux boulangers, alors même qu’il a personnellement voté la libéralisation du marché de l’énergie, entre autres mesures anti-sociales. Il est directement responsable de la situation mais fait sa com’ sur le dos des boulangers. De même, la chaîne Cnews du milliardaire Bolloré en fait des tonnes sur les boulangers, «petits artisans victimes de la hausse des prix», sans évidemment jamais pointer les véritables responsables.

Le chef du Rassemblement National Jordan Bardella s’est rendu dans une boulangerie pour s’émouvoir sur le «savoir-faire français», tandis que le clan Zemmour lançait le mot d’ordre #jesoutiensmonboulanger sur les réseaux sociaux. Les fascistes veulent surfer sur l’imaginaire du petit artisan bien de chez nous, étouffé par les charges. Alors même que la profession compte de nombreux fils et filles d’immigrés et que le seul boulanger engagé dans la compétition politique récemment s’est présenté sous les couleurs de la NUPES : Stephane Ravacley, boulanger du Doubs, engagé pour la régularisation des exilés, et victime d’une campagne raciste de la part de l’extrême droite.

Un certain «Collectif pour la Survie des Boulangeries et de L’Artisanat» sur Facebook semble clairement lié à la droite libérale, et remercie les politiciens Eric Ciotti et David Lisnard, le maire de Cannes, qui ont passé leur carrière à faire des cadeaux aux grands patrons. Il faut dire que le secteur de la boulangerie n’est pas un secteur syndiqué ni conscient de sa puissance de classe, alors qu’il s’agit en majorité d’ouvriers du pain et de petits entrepreneurs souvent endettés.

Et puis il y a le récupérateur en chef : Macron. Le 5 janvier, le président a organisé une grande mise en scène en invitant des boulangers à l’Élysée pour la galette des rois, en déclarant «Nous sommes tous mobilisés à vos côtés». Il a peur, il tente d’éteindre l’incendie que constitue le symbole de la crise des boulangeries.

Une contestation isolée ?

Une marche aura lieu le 23 janvier pour défendre le secteur. Une date isolée du reste des contestations à venir. La colère des boulangers peut-elle est le catalyseur d’une révolte plus vaste ? Débouchera-t-elle au contraire sur une infecte récupération de la droite ? Rejoindra-t-elle un mouvement pour la justice sociale, avec les Gilets Jaunes et les mobilisations pour les retraites ? La gauche sera-t-elle encore à côté de la plaque, comme pour les Gilets Jaunes et le pass sanitaire ? La réponse au prochain épisode.

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