«Comment, à bas bruit, ce cauchemar nous est-il tombé dessus ?»
Au printemps 2020, en plein état d’urgence sanitaire et confinement de la population, Jean Le Dantec, père de l’auteur-narrateur, décède seul et triste dans une chambre d’hôpital quelconque. Déplacé au sein d’une clinique privée après l’annulation de son opération contre une tumeur qui le ravageait, il s’éteint sans avoir pu revoir les siens depuis près d’un mois.
Pendant son hospitalisation, Bruno tente de pénétrer l’enceinte où il réside, mais aucun visiteur n’est autorisé en raison des restrictions imposées par le gouvernement, alors même qu’on lui annonce que son père n’en a plus pour très longtemps. Face à cet échec, il décide d’au moins parvenir à le saluer à travers une vitre, en vain. Jean, abandonné à son sort, se sent délaissé, il ne comprend pas pourquoi ceux qu’il aime l’oublient ainsi, et la solitude l’emporte : “Une chose est claire : mon père n’est pas mort du coronavirus, mais de tristesse.”
Au cours d’une longue ballade dans les rues désertées de Marseille et au cœur de sa mémoire, Bruno Le Dantec, journaliste dans l’excellent mensuel CQFD, raconte le confinement, les âmes de ceux qui demeurent, sa ville. Ce livre autobiographique est fait de moments de vie fugaces que le lecteur retrace au gré des souvenirs au parfum mélancolique de l’écrivain au Mexique, en Andalousie, de sa jeunesse. Il dessine le portrait d’inconnus et d’événements si banals qu’ils nous plongent dans une poésie de la simplicité, émouvante dans ce contexte pourtant si cruel.
Ce roman est aussi un hommage à l’amour, celui qu’il porte à son père et qu’il n’a pas toujours su lui montrer, que l’on éprouve via des bribes de la personnalité de Jean, comme sa passion pour la nature et les oiseaux qui ponctue tout le récit. Il est question des liens familiaux en général, entre ses deux parents, leur rencontre, les épreuves de la vie, ainsi que ceux qui l’unissent à sa fille adolescente au moment du confinement et qu’il observe vivre cette période inédite.
“Et mon père, un oiseau ?” est l’illustration d’une ère houleuse dont on comprend peu à peu les ressorts alors que notre regard sur le passé s’aiguise. Si nous n’avons pas tous compris, dès les premiers instants, l’inhumanité et l’autoritarisme de cette séquence, aujourd’hui enfouie comme si elle n’avait jamais été, ce livre est un rappel de ce qu’il s’est passé. Rappel de l’abandon de certains, et de règles de vie que l’on n’aurait certainement jamais pu imaginer quelques années auparavant.
Abandonner nos aînés ? Les priver de réconfort dans leur dernier souffle, les laisser mourir seuls pour privilégier ceux qui auraient le “plus de chances de survivre” ?
Le Dantec n’a pas non plus eu l’autorisation de faire une cérémonie pour son père défunt. Interdire de voir un proche agonisant et, pire encore, prohiber les rituels funéraires au nom de prétextes sanitaires est un tournant anthropologique majeur. L’humanité rend hommage à ses morts depuis qu’elle est humanité.
En mars 2020 en Normandie, quatre personnes avaient également été verbalisées pour «non-respect des règles de confinement» après avoir assisté à l’enterrement d’une de leurs proches. Selon la famille, les gendarmes avaient indiqué que «le motif de déplacement n’était pas valable». Face à cela nous devons nous interroger : quel niveau de barbarie civilisée avons-nous atteint sans même nous en horrifier ?
Comme l’écrivait Guy Debord, cité par l’auteur : “Et cette absence sociale de la mort est identique à l’absence sociale de la vie”. La manière que nous avons eu de ne pas honorer la mort alors qu’elle a toujours été d’une telle importance dans nos cultures reflète la dégénérescence d’une société qui n’accorde plus aucune estime à ses aïeux ou aux émotions humaines. Car c’est bien cela dont il est question : d’humanité. La dépersonnalisation des gens comme s’ils n’étaient plus que des corps sans âme et sans sensibilité propre est accablante dans ce livre. Le Dantec évoque ses déboires administratifs infinis après le départ de son père, le médecin qui envoie un simple mail sans aucune forme en guise de certificat de décès, les galères pour résilier son forfait téléphonique ou récupérer son dossier médical…
Ainsi, nous ne pouvons que vous conseiller de lire cet ouvrage qui apporte un regard lucide et sensible sur des mois chaotiques dont nous n’avons pas toutes et tous la mesure. Un livre qui ouvre aussi la porte à une poésie de la beauté de la vie qui, aujourd’hui encore, nous manque cruellement. À lire.