“Ce serait peut-être cela, le rêve ultime du boxeur : une société sans classes, une société sans boxe”
Selim Derkaoui ne met pas de gants pour boxer la société d’oppression qui s’impose à nous dans son livre “Rendre les coups. Boxe et lutte des classes”. Paru en 2023, cet OVNI littéraire se situe à mi-chemin entre un récit sociologique et une boîte à outils de la lutte des classes. L’ouvrage entre dans le vif du sujet dès la préface de Médine, qui rappelle sagement que “On joue au foot, on joue au basket, on joue au tennis, mais on ne joue pas à la boxe, on la pratique”.
“Ce livre n’est pas un livre sur la boxe. C’est un livre qui raconte la lutte des classes en France, les cités ouvrières et l’immigration post-coloniale à travers l’un des aspects de sa culture populaire”. Dès l’introduction, le projet de Selim Derkaoui est clair : la boxe est une porte d’entrée vers une analyse plus vaste des rapport sociaux de classes, de races et de genres dans la société française contemporaine. Le cofondateur de Frustration et journaliste pour Le Monde Diplomatique agrémente son livre de très nombreux témoignages et d’entretiens, tout en revenant sur son expérience personnelle de la boxe à travers son père Mustapha Derkaoui, ancien champion amateur, mais aussi d’une immersion dans des salles normandes et de banlieue parisienne pour les besoins de l’ouvrage.
Le rôle de la boxe dans le maintien de l’ordre n’est bien entendu pas passé sous silence. Dans les quartiers populaires, les clubs de boxe sont sollicités pour que les jeunes “fassent un truc” : lors des émeutes qui suivirent la mort de Zyed et Bouna, en 2005, ces clubs de boxe furent sollicités pour pacifier la jeunesse en colère. “Des entraîneurs-éducateurs bénévoles, cela va de soi, afin de pallier le désengagement de l’État sur ces territoires”.
Les jeunes sont ainsi vus comme des “sauvageons” à canaliser : la boxe est un moyen de canaliser la violence pour le pouvoir. Mais c’est aussi un moyen, pour des jeunes de quartiers populaires trop souvent victimes de la violences d’État, de s’extraire de cette violence. La boxe est ainsi un instrument de pacification autant qu’il est un moyen de lutte contre l’ordre social.
De nombreux parallèles sont faits entre monde de la boxe et monde du travail ouvrier : rituels, répétition, épuisement des corps… Ce rapport au travail et à l’effort se retrouve jusque dans le surnom de Joe Frazier, champion du monde poids lourd dans les années 1970 et surnommé “Le Besogneux”.
Sport individuel, la boxe est aussi faite de solidarités collectives et ouvrières avec le sparing partner, la compréhension et l’aide apportée par ceux qui savent ce que c’est que de prendre des coups dans la gueule. Selim Derkaoui explique que la boxe anglaise est le sport individuel le plus collectif qui soit, car une solidarité de classe lie les boxeurs avant et après les combats, même si sur le ring on est seul à prendre et distribuer les coups.
Mais le boxeur n’est pas qu’un ouvrier du ring, son corps est aussi une marchandise qui va être négociée par des agents, des entraîneurs et organisateurs de combats. En témoigne Aya Cissoko, championne du monde amateur de boxe française en 1999 et 2003, puis de boxe anglaise en 2006 : “Pour la bourgeoisie, le sport, c’est un moyen de réussite individuelle, c’est le fameux mythe de la méritocratie. Alors qu’au contraire, la boxe, en particulier la pro, c’est justement une puissante expression du capitalisme, de l’exploitation des corps. On n’a même pas les protections d’un salarié classique, comme les arrêts maladie, par exemple. C’est dire ! […] La boxe, c’est l’allégorie du capitalisme. Quand on parle d’ascenseur social, moi, ça me fait rire”.
Si jusqu’ici cette chronique ne proposait pas de féminisation, c’est parce qu’Aya Cissoko fait figure d’exception. La boxe, c’est un sport d’hommes, inventée par et pour les hommes afin de participer à la socialisation masculine des corps. La boxe est ainsi une manifestation de la virilité, pas un truc pour les femmes, jugées trop fragiles et délicates. Longtemps interdites aux femmes, celles-ci ont fini par forcer la porte des salles d’entraînement et depuis 2004 peuvent même participer à des combats professionnels. Il faudra attendre 2012 pour que la boxe anglaise féminine fasse son entrée aux Jeux Olympiques.
Les femmes ont pourtant tout autant de raisons de pratiquer la boxe que les hommes, voire davantage. En témoigne Sarah Ourahmoune, la boxeuse la plus titrée de France avec 10 titres de championne nationale, médaillée olympique et même championne du monde en 2008 : “Se sentir mieux physiquement, avoir davantage confiance en soi, se défendre, gagner en charisme et en autorité. Une rage à sortir en tant que femme”. Mais les femmes, à la boxe comme ailleurs, font aussi face aux stéréotypes sexistes ou à l’idée que “Si elle a un corps elle n’a pas de cerveau”, des propos que Sarah Ourahmoune a entendu lorsqu’elle était à Sciences Po Paris.
Selim Derkaoui évoque également la “politique de la daronne” : quand les mères s’emparent de la boxe, à la fois pour elles et pour leurs enfants. Ce sont par exemple le Collectif de Défense des Jeunes du Mantois, essentiellement des mères qui s’organisent pour défendre leurs enfants après qu’ils aient été raflés et mis à genoux par la police lors d’une mobilisation lycéenne. La boxe devient un instrument pour apprendre aux gamins à faire face à la répression.
Le livre examine aussi la répression à travers l’histoire du Gitan de Massy : le gilet jaune Christophe Dettinger. Ancien boxeur professionnel, Dettinger revient dans un entretien sur la vidéo qui l’a rendu célèbre, faisant reculer à lui seul toute une ligne de CRS. “Avec Dettinger, l’expression “rendre les coups” est à prendre au sens le plus littéral”, mais à travers un harcèlement médiatique et judiciaire il paiera cher chaque coup rendu à la violence d’État.
Selim Derkaoui, dans la dernière partie du livre, aborde la gentrification de la boxe : “La bourgeoisie et la sous-bourgeoisie se mettent, elles aussi, à enfiler les gants” pour faire du tourisme de la boxe. Ce chapitre plus léger dézingue l’idée d’une boxe qui serait “un simple défouloir libéral sauce banlieue chic. Du sport individualiste, sans vraie finalité, qui vient booster le narcissisme d’une classe dominante venue se remettre de son ex toxique, d’une réunion Zoom à rallonge et d’autres petits bobos existentiels”.
Mais la boxe est aussi la convoitise des groupes les plus réactionnaires et bourgeois, les fascistes “de rue” qui ont bien compris que s’approprier ce sport de combat peut leur donner un avantage stratégique sur le terrain, comme les Zouaves de Marc Caqueray-Valmeunier à Paris.
Pour clore le livre, c’est François Ruffin qui propose une postface sous la forme d’un entretien avec un “ouvrier du ring”. Si le témoignage est intéressant, on aurait toutefois pu s’en passer car il n’apporte finalement que peu de choses à l’ouvrage, qui se suffisait déjà en lui-même pour comprendre à quel point la boxe est imbriquée dans la violence sociale quotidienne à laquelle font face les classes populaires.
Une réflexion au sujet de « “Rendre les coups” : la boxe comme miroir de la lutte des classes »
Bonjour Contre Attaque, rendre les coups quand le combat est équilibré ça va, mais à l’inverse seul le dominant s’amuse