
Dimanche 16 février, sous le froid soleil d’hiver de la capitale autrichienne, trois journées intenses de rencontres, d’apprentissage, de controverses et d’organisation ont pris fin. Les 800 membres de 160 délégations, venues de plus de 30 pays, pliaient bagage et il était clair pour toutes et tous que cette «Plateforme des peuples d’Europe» n’était pas une conclusion mais un point de départ. Le point de départ d’un chemin vers la construction d’un mouvement internationaliste mieux structuré et armé pour faire face aux périls toujours plus menaçants qui planent sur le monde.

Après la première journée, celle de vendredi, consacrée à une présentation générale de l’événement et à une série d’interventions théoriques, les délégations se sont réparties dans une série d’ateliers pour approfondir des thématiques précises : les «médias démocratiques», l’opposition aux politiques génocidaires, les méthodes d’organisation et la construction de l’autonomie, les questions relatives à la jeunesse, l’écologie, le confédéralisme démocratique des femmes, la guerre et la paix…
Contre Attaque a pris part à l’atelier sur les médias : un moment stimulant avec la réunion, pour la première fois, de près de 40 médias européens et kurdes dans une même pièce. L’occasion de partager des expériences venues d’horizons divers et de structures très différentes : radios locales, médias en ligne, journaux, supports vidéos. Au même endroit, des médias des Balkans, de Grande-Bretagne ou encore d’Italie, dont l’audience cumulée se compte sans doute en millions de personnes sur le continent, ont pu se rencontrer. Mais le temps filait vite, et dans cet atelier comme dans les autres, malgré un intense travail préparatoire, il a été difficile de parvenir à des conclusions à la hauteur du moment dans le temps imparti.

Les neuf ateliers ont ensuite été invités à présenter leurs conclusions jusqu’au dimanche midi. Des interventions à la chaîne, dans un amphithéâtre rempli à ras bord, qui n’ont pas été exemptes de moments de tensions, notamment sur les questions géopolitiques.

Lors de son intervention, le groupe des médias indépendants a commencé par rendre hommage au journaliste kurde tué le 15 février par une frappe de drone de l’armée turque au Rojava, Egîd Roj, mais aussi aux nombreux reporters assassinés ces dernières années, notamment palestiniens et kurdes. Dans cette région du nord de la Syrie, les Forces démocratiques syriennes font face depuis la chute de Bachar El Assad à la recrudescence d’attaques de mercenaires pro-turcs et djihadistes, qui commettent des exactions avec un objectif génocidaire et sectaire.
La partie médiatique de ces rencontres s’intitulait «la bataille des cœurs et des esprits». Il a donc été souligné qu’il fallait que notre camp parle davantage aux cœurs, et se concentre sur la dimension esthétique, cruciale dans la bataille culturelle. Le groupe de médias indépendants a proposé trois perspectives concrètes : une coordination européenne des médias indépendants, qui prendra la forme d’une carte interactive et d’un appel commun diffusé sur les différents supports des collectifs présents. Un outil permettant aux médias indépendants de se donner mutuellement de la force, de former un réseaux, et de se tenir informés des luttes dans les différents pays.
La deuxième perspective est le lancement d’une «école des médias démocratiques», qui prendra la forme d’une rencontre l’été prochain afin de poursuivre les échanges et la coordination qui s’est dessinée ce week-end. La troisième perspective, enfin, pose les bases d’investigations et d’enquêtes croisées d’envergure entre médias de différents pays.
Sur le chemin du retour, dans les discussions, les impressions mêlent admiration et frustration. Admiration pour l’organisation magistrale de l’Académie Démocratique de la Modernité, Ronahî et de la communauté kurde viennoise. Qui d’autre est aujourd’hui capable de mettre en œuvre un événement d’une telle ampleur, aussi exigeant, avec autant de collectifs révolutionnaires, au cœur d’une capitale européenne ? La logistique impeccable, les traductions simultanées, l’hébergement et le ravitaillement de centaines de personnes ainsi que l’organisation de débats exigeants dans une université sont des leçons pour tous nos mouvements.
Frustration, car il n’a pas été possible de sortir de cette Plateforme des Peuples avec un plan de bataille clair, alors que le fascisme monte partout, que les nuages noirs de la guerre planent sur nos têtes, et que l’écocide se poursuit inexorablement. Pour élaborer ce plan, il nous faudra sortir des logiques groupusculaires et de la passion de la défaite qui animent encore largement le militantisme occidental.
Peut-être que l’Académie Démocratique de la modernité et le mouvement kurde ont pêché par modestie et mansuétude, en ne posant pas d’emblée la nécessité d’objectifs plus ambitieux et de résultats concrets à leurs hôtes. «Unissons nos luttes, nos perspectives et nos capacités et construisons la vie libre que méritent les peuples du monde et tous les êtres de notre planète ! Nos différences sont notre force, elles ne nous affaibliront pas mais nous renforceront sur notre chemin commun» disent les organisateurs dans leur communiqué final.
Cet événement unique est une éclaircie dans la tempête. Il préfigure, espérons-le, une future internationale bien au delà de l’Europe, qui alliera un antimilitarisme conséquent, une force de frappe médiatique sérieuse, une écologie à même de sauver ce qui peut l’être et un internationalisme antipatriarcal.
Il ne tient qu’à nous de poursuivre le travail entamé à Vienne et de mettre en pratique le mot d’ordre de ce week-end : «reprendre l’initiative».
Le communiqué de presse complet de la Plateforme populaire européen
«Nous nous sommes réuni.e.s avec plus de 800 délégués représentant 160 organisations, groupes, mouvements, réseaux et associations de plus de 30 pays européens et de différentes communautés.
La Plateforme populaire européenne, sous le slogan «Reprenons l’initiative !», est née du besoin de partager les expériences de ceux qui luttent contre les forces d’oppression et de discuter des possibilités et des opportunités dans notre recherche d’une vie libre.
Nous nous sommes réuni.e.s non seulement pour analyser la modernité capitaliste ou pour évaluer la situation actuelle, mais aussi en tant que communauté dédiée à la compréhension, au traitement et à la recherche collective de solutions aux problèmes les plus urgents de notre époque. Au cours des différentes présentations et discussions, il est évident que le monde est au bord d’un changement historique.
Les changements géopolitiques, les avancées technologiques, la destruction écologique et les crises socio-économiques auxquels nous sommes confrontés sont à un niveau plus profond que jamais auparavant, tant dans leur complexité que dans leur impact. En particulier, la crise climatique actuelle, qui est le résultat du système capitaliste et de sa quête insatiable du profit maximal et de l’extractivisme qui en résulte, souligne une fois de plus l’urgence de la situation et nous montre clairement que nous n’avons pas de temps à perdre. Mais chaque grand défi s’accompagne d’un potentiel de grandes opportunités.
Notre capacité à apprendre, à innover, à construire la solidarité et à créer des solutions alternatives est essentielle pour concrétiser ces opportunités. C’est pourquoi cette conférence était si importante. Nous avons créé cette plateforme pour rassembler différentes perspectives, explorer des idées, partager des expériences et ouvrir la voie à un changement significatif. Ensemble, nous avons abordé des questions vitales dans différents ateliers : guerre et paix, antifascisme, résistance écologique, confédéralisme démocratique des femmes, identité et résistance des jeunes, construction de l’autonomie, activisme et organisation, lutte contre les politiques génocidaires et médias démocratiques.
Chaque voix et chaque expérience ici ont été et sont inestimables pour ce voyage. L’efficacité de cette plateforme dépend de l’organisation de la base et d’un effort concerté pour s’attaquer aux problèmes à la racine. Pour atteindre nos objectifs, nous devons mettre en place un cadre qui mette l’accent sur l’action et le dialogue permanent au sein de ces différents groupes au niveau continental.
En favorisant la coopération entre les luttes locales, nous pouvons construire une force collective qui non seulement s’attaque à des défis spécifiques, mais qui œuvre également à la construction d’un mouvement anticapitaliste plus large. Cette approche holistique nous permet de lier les efforts individuels à un récit plus large, créant ainsi un front uni contre les injustices systémiques. Grâce à cette synergie, nous souhaitons amplifier notre impact et susciter un changement transformateur. La plateforme était un espace pour évaluer nos stratégies et nos tactiques, nos formes d’organisation et notre pratique quotidienne.
Nous voulions explorer ensemble ce que les développements politiques de ces dernières années signifient pour nous et quelles possibilités de changer le monde nous pouvons entrevoir. Nous sommes convaincus qu’un processus continu de discussion collective sur la plateforme la plus large possible, composée d’organisations, de mouvements et de collectifs démocratiques et révolutionnaires, est nécessaire pour trouver les bonnes réponses aux questions de notre temps.
Avec la Plateforme Populaire Europe, nous voulons offrir un cadre pour l’Europe dans lequel nous pouvons avoir cet échange. Pendant la phase de préparation et les journées à Vienne, nous avons travaillé ensemble sur des stratégies et des tactiques afin de faire des pas décisifs vers un dialogue efficace entre différentes forces, vers la coordination de nos
luttes et la création d’une vision commune. En ce sens, les discussions des ateliers et les propositions de projets, de plans et de principes communs qui y ont été avancées sont devenues les piliers organisationnels de notre plateforme. Nous baserons notre futur travail pratique sur ces propositions discutées conjointement.
Le mouvement des femmes et la lutte pour la libération des genres ont le potentiel de mener des mouvements et des organisations de masse grâce à leur participation active et à leur leadership. S’ils parviennent à affirmer avec succès que la libération des individus les plus opprimés est la véritable mesure du succès de la lutte pour la liberté, ils pourraient jouer un rôle profondément transformateur dans la transformation de la vie dans tous les secteurs de la société et dans le monde entier.
Cette méthode est essentielle pour découvrir les vérités sociales. Sans surmonter le système et la mentalité patriarcaux qui ont été imposés à la société, ces vérités, dans toute leur complexité, resteront cachées dans divers domaines, notamment la philosophie, la science, l’éthique, l’esthétique et la religion. Ce n’est qu’en abordant ces questions que nous pouvons espérer trouver une voie viable pour résoudre la destruction écologique, les inégalités sociales et la liberté individuelle. La mémoire de leur résistance historique, que les femmes ont préservée grâce à leurs méthodes créatives et riches, peut servir de guide à cet égard. La lutte des femmes, enracinée dans un lien éthique profond avec la vie, a un caractère intersectionnel qui embrasse de multiples contradictions et traite de la différence d’une manière qui renforce et transforme plutôt que divise.
Le mouvement des femmes cherche sans cesse des moyens et des méthodes pour surmonter et transformer le patriarcat qui imprègne tous les domaines de la société. Cela fait de la lutte des femmes une force et une avant-garde essentielles dans la construction de la modernité démocratique.
Avec la lutte des jeunes pour leur droit à un avenir, le mouvement des femmes est la boussole fondamentale de notre lutte. De même que le patriarcat n’est pas seulement un soutien idéologique au système au pouvoir, mais plutôt la base millénaire de toute forme d’oppression et d’exploitation, le racisme et la hiérarchisation des races qui y est associée conduisant à la déshumanisation de larges pans de l’humanité sont une condition préalable qui continue d’être la base de la continuation et de l’hégémonie du capitalisme européen.
Même si le colonialisme européen a changé de forme au cours de l’histoire, il continue à ce jour de se perpétuer sans interruption. En tant que forces révolutionnaires et démocratiques en Europe, nous voyons le besoin urgent de lier nos luttes ici aux luttes anticoloniales dans ce qu’on appelle le Sud global. Les nombreuses luttes antiracistes des communautés migrantes et post-migrantes en Europe doivent également être considérées dans ce contexte et sont au premier plan de la lutte pour une Europe des citoyens. Nous travaillons et nous battons pour construire notre réseau et notre organisation communs sur le principe de « l’unité dans la diversité ». Nous nous concentrons sur les principes qui nous unissent, nos objectifs communs et notre opposition résolue au capitalisme, tout en laissant de la place aux différences, aux contradictions et à la diversité dans la théorie et la pratique.
Notre coopération et notre collaboration seront basées sur les principes précédemment mentionnés. Nous pouvons avoir des façons de penser différentes et nous pouvons avoir des méthodes, des façons de travailler et des traditions différentes dans nos mouvements. Nous différons par nos cultures et nos langues, certains d’entre nous viennent de grands mouvements et d’autres de plus petits. Mais nous ne considérons pas nos différences comme un obstacle. Au contraire, nous voyons cette diversité comme une richesse et sur cette base, nous voulons discuter ensemble, apprendre les uns des autres et unir nos forces. Nos différences sont notre force, elles ne nous affaibliront pas mais nous renforceront sur notre chemin commun.
Notre terrain commun fondamental est notre opposition au capitalisme, notre insistance sur l’humanité. Face à la crise mondiale, à la guerre qui s’intensifie, à la catastrophe écologique, à l’esclavage des femmes et à un système qui tente de nous priver de notre droit à un avenir digne, nos différences et nos contradictions doivent passer au second plan.
Le capitalisme a conduit l’humanité au bord du gouffre. Notre survie n’est possible que par la défaite du capitalisme et la construction d’une vie et d’un monde différents. Les conclusions que nous tirons de la situation actuelle montrent très clairement que nous devons nous unir et devenir une force organisée dans les plus brefs délais. Il s’agit d’une responsabilité énorme et historique qui incombe à chacun. En tant que personnes luttant dans le contexte européen, nous avons également le devoir de démanteler l’oppression, l’injustice et la destruction causées par les puissances européennes dans le monde. Unissons nos luttes, nos perspectives et nos capacités et construisons la vie libre que méritent les peuples du monde et tous les êtres de notre planète !»
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