«Détruire la morale réactionnaire et les lois élaborées pour le confort des hommes»

Itō Noe naît en 1895 dans le Japon impérial de la fin du XIXe siècle. Nous sommes sous l’ère Meiji jusqu’en 1912 – le Japon sort de l’isolement volontaire – puis sous l’ère Taishō – marquée par une relative libéralisation. Le féodalisme commence tout juste à reculer sous une impulsion d’ouverture et de modernisation. Mais la société japonaise découvre aussi le capitalisme et sa logique mortifère.
Avec cette industrialisation à vitesse grand V, ce sont aussi les idées socialistes, marxistes, libertaires ou encore féministes qui se développent. La conscience de classe s’aiguise, les traductions de Proudhon ou Bakounine, deux auteurs anarchistes, se multiplient. Mais le Japon développe sa propre vision de l’anarchisme, intégrant les particularités de l’archipel.
Le nationalisme est une base fondamentale de l’Empire japonais, mais il prend une forme bien différente du nationalisme en Europe à la même époque : il est à la fois politique, mystique et religieux, se concentrant dans la personne de l’Empereur. Le «Kokutai» – littéralement «structure nationale» – est l’esprit du “corps national”, et exprime à la fois la supériorité de l’empire du Japon sur le reste du monde et sa transposition dans le corps de l’Empereur.
Il est de ce fait difficile d’émettre une critique anti-impérialiste, car cela veut dire s’attaquer à l’Empereur lui-même. En outre, il n’existe ni élections, ni Assemblée : le peuple n’a aucun lien avec la politique. La conscience de classe et les liens entre les travailleurs et travailleuses sont encore balbutiants.
L’auteur pacifiste et socialiste anti-autoritaire Shūsui Kōtoku est l’une des grandes figures du mouvement. Il publie en 1901 «L’impérialisme, monstre du XXè siècle», le texte fondateur du socialisme et de l’anarchisme japonais. Le mouvement est surtout antimilitariste et s’oppose à la guerre russo-japonaise. S’il théorise l’action directe elle est très peu, voire pas du tout mise en pratique.
L’anarchisme japonais est violemment freiné en 1911 par «l’affaire du complot de lèse-majesté», une affaire montée de toute pièce par le régime qui ordonne l’arrestation d’une centaine de militant-es accusé-es d’avoir fomenté un attentat contre l’Empereur. Douze militant-es sont pendu-es, dont Shūsui Kōtoku. De manière générale, les anarchistes de l’archipel nippon – comme partout, mais la réprobation est encore plus forte au Japon – sont présentés comme anormaux et porteurs de troubles dans une société qui prône l’ordre comme vertu cardinale.
C’est dans ce contexte que nait Itō Noe, dans une famille de classe moyenne mais ruinée : sa mère est ouvrière agricole, son père travaille dans une usine de tuiles. Elle entre à l’école à 8 ans, puis rejoint son oncle dans la ville de Nagasaki pour continuer ses études. Elle est une étudiante brillante, découvre Nietzsche, mais doit arrêter dès 14 ans pour commencer à travailler et aider ses parents.
Cependant Itō Noe est déterminée à continuer à étudier et rejoint son oncle à Tokyo pour qu’il prenne en charge ses frais de scolarité. En 1912, elle est mariée plus ou moins de force à un riche fermier par ses parents, mais elle espère que ce dernier, qui a vécu aux Etats-Unis, l’y amène. Neuf jours plus tard, elle s’enfuit et commence une relation libre avec son professeur d’anglais Jun Tsuji. Il faut s’imaginer le scandale pour le Japon ultraconservateur et patriarcal de l’époque, où la devise pour les femmes est «Bonne épouse, mère avisée». À 17 ans, Itō Noe fait déjà montre d’une détermination hors norme.
Elle découvre le mouvement féministe Seito, traduction japonaise de «bas-bleus» – ce terme désignait en Angleterre les femmes intellectuelles, et faisait référence aux féministes britanniques du XIXe siècle. Le mouvement édite dès 1911 son propre journal, la première revue féministe de l’archipel. Itō Noe y collabore activement, reprenant même la direction de la publication en 1914, à seulement 19 ans.
Ses thématiques de prédilection sont l’amour libre, l’avortement, la lutte contre les mariages forcés, la domination sexuelle et la prostitution, des thématiques proprement scandaleuses pour l’époque. Elle est vivement critiquée pour ses écrits plus qu’audacieux, d’autant qu’elle n’a pas peur de critiquer ouvertement le régime et des figures publiques. Elle est fortement inspirée par Kanno Sugako, seule anarchiste femme pendue lors de «l’affaire du complot» survenue quelques années plus tôt.
Déçue par le féminisme «petit bourgeois», elle critique les femmes qui s’habillent à la mode occidentale et se mettent à boire de l’alcool. Elle finit par abandonner le journal, qu’elle juge pas assez politique. Elle se rapproche alors de Sakae Ōsugi, l’une des figures de l’anarchisme, avec qui elle démarre une relation libre. La philosophie de l’amour libre ne fait pas l’unanimité au sein des anarchistes japonais, et nombre de leurs camarades se détournent d’eux.
Itō Noe est très vite identifiée comme opposante politique et fichée par le régime. En 1914, elle découvre les écrits de la militante anarchiste Emma Goldman, et réalise la première traduction japonaise de «Anarchisme et autres essais». Avec Osugi elle publie de nombreuses revues et essais comme «Critique de la civilisation» et «Esprit ouvrier». Elle publie des poèmes, des écrits comme «Kuropotokin no kenkyū» (Étude sur Kropotkine), «Kojiki no meiyo» (L’Honneur des mendiants).
Profondément éprise de l’idéal libertaire, qui se réalise déjà selon elle dans certains villages japonais, elle écrit : “certains socialistes se moquent du «rêve» de l’anarchisme. Pourtant, j’ai découvert qu’il ne s’agit pas d’un rêve, mais de quelque chose dont certains aspects ont été réalisés dans l’autonomie des villages héritée de nos ancêtres. Dans certains quartiers reculés où il n’y a pas de soi-disant «culture», j’ai découvert une simple entraide… et une vie sociale basée sur le commun accord”.
En 1921, Itō Noe participe à la création de la Société de la vague rouge, première société de femmes socialistes et anarchistes. Sa relation libre avec Osugi tourne au scandale lorsqu’une autre militante féministe, Ichiko Kamichika, poignarde son amant par rivalité amoureuse. L’«affaire de la maison de thé Hikagé» décrédibilise l’anarchisme, présenté comme immoral et anormal.
En 1923, le séisme de Kanto qui frappe le centre du Japon fait plus de 100.000 morts. À la suite de ce tremblement de terre, un gigantesque incendie éclate, augmentant encore le nombre de victimes. Une terreur politique se met en place : il faut trouver des coupables. C’est une véritable aubaine pour le pouvoir : la loi martiale est déclarée. Très vite, la police gouvernementale dirige la colère populaire contre les “bandits”, à savoir : les anarchistes. Des milliers d’anarchistes sont alors arrêté-es. Le 16 septembre, Itō Noe est interpellée avec son amant, torturée et exécutée par strangulation. Son corps est retrouvé au fond d’un puits, avec celui de son amant et leur neveu.
Comme aujourd’hui, désigner les opposant-es politiques comme responsables des drames du pays a permis au Japon de détourner l’attention des vrais problèmes et de se débarrasser de militant-es encombrant-es. On se rend compte comme cette tactique éculée est vieille comme le monde.
En 1923, Sakae Ōsugi écrit : «Tous les États capitalistes diffusent un discours selon lequel les socialistes et anarchistes sont tous des fous, des voleurs ou bien des meurtriers… De fait, la méthode la plus efficace qui soit pour un gouvernement est d’inspirer à la population de la méfiance quant à la nature de son ennemi». Terriblement d’actualité, il suffit de changer l’accusation de folie par celle d’éco-terroriste, d’islamo-gauchiste ou d’antisémite.
Plus de 100 ans après son assassinat politique à tout juste 28 ans, Itō Noe est considérée aujourd’hui comme une figure majeure du féminisme et de l’anarchisme japonais. La radicalité de sa pensée dans le Japon de l’époque impressionne et nous montre la voie.
AIDEZ CONTRE ATTAQUE
Depuis 2012, nous vous offrons une information de qualité, libre et gratuite. Pour continuer ce travail essentiel nous avons besoin de votre aide.
Faites un don à Contre Attaque, chaque euro compte.
Une réflexion au sujet de « Itō Noe : féministe et anarchiste dans le Japon impérialiste »
La bourgeoisie est un parasite qui se nourrit de la destruction de nos vies et de la planète par l’exploitation depuis plusieurs siècles. Seule une economie sociale où la communauté travaillerait pour la communauté permettrait de balayer ce régime capitaliste où le prolétariat travaille uniquement pour nourrir les intérêts de la bourgeoisie . Itô Noe dérangeait celleux qui depuis des siècles détruisent l’humanité par l’exploitation et la domination en utilisant le mensonge et la violence