Blackout à Cannes : retour sur le parcours agité du festival de cinéma

«Nous revendiquons la responsabilité de l’attaque contre des installations électriques sur la Côte d’Azur», explique un communiqué signé par «deux bandes d’anarchistes» qui revendiquent le sabotage du «principal poste électrique alimentant l’agglomération de Cannes» et d’avoir «scié la ligne de 225 kV venant de Nice». «Cette action visait non seulement à perturber le festival, mais aussi à priver de courant tous les établissements industriels».
«Coupez !»
Samedi 24 mai, ce double sabotage a effectivement privé de courant la ville de Cannes au moment de plusieurs projections, lors de la journée de clôture du célèbre festival de cinéma. 160.000 foyers des Alpes-Maritimes et du Var ont aussi été touchés. Des témoins racontent que de nombreux habitants de la zone concernée, privés d’écrans, sont sortis dans les rues et ont échangé dans l’espace public.
«On n’est pas sur un plateau de tournage mais Coupez ! paraissait bien résumer notre envie : éteindre ce système mortifère» explique le communiqué qui détaille : «Coupez ! Votre spectacle qui sert de vitrine à une République française grandiloquente», «votre cérémonie obscène au bord d’une mer devenue cimetière de réfugié-es», «la promotion du monde de substitution que vous fabriquez, avec vos séries et vos films» ou encore «le courant de vos industries militaires-technologiques».
Un nouvel incendie a eu lieu dans la nuit de samedi à dimanche sur un transformateur électrique situé à Nice, affectant le réseau de tramway et l’aéroport de la ville. Ces sabotages ont évidemment provoqué leur lot de réactions scandalisées et de surenchère répressive. Pourtant, ils nous rappellent que le festival de Cannes, vitrine du cinéma français et de son industrie du Spectacle et du tourisme, n’est pas un événement extérieur aux soubresauts du monde, et il a toujours été politique.
Les origines antifascistes du festival
La première édition du festival aurait dû avoir lieu en 1939. À l’origine, il était pensé comme un événement antifasciste. Dans les années 30, c’est l’Italie qui est l’épicentre du cinéma mondial, et le monde du 7ème art se réunit à Venise, lors de la célèbre Mostra. Mussolini et Hitler ont compris très tôt que le cinéma était une arme de propagande très efficace, et se sont emparés de cet outil. Leni Riefenstahl réalise des films puissants à la gloire du Reich, Mussolini fonde les plus grands studios de cinéma d’Europe en 1937 à Rome : la Cinecittà. En 1938, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande nazi, exige que le film «Les dieux du stade» sur les Jeux Olympiques de Berlin soit récompensé, et le dirigeant fasciste italien modifie les règles de la Mostra de Venise pour le permettre.
Face à l’hégémonie fasciste sur le cinéma européen, le Front Populaire élu en France tente de réagir. Le Ministre Jean Zay, chargé de l’Éducation et des Beaux-Arts, imagine avec des critiques de cinéma un contre-festival de cinéma international. La France organiserait un «festival du monde libre» avec des vedettes et des projections, en opposition à celui de Venise. Il faut plusieurs mois pour fixer un lieu : on hésite entre Deauville, Alger – alors colonisée – et Cannes. C’est cette dernière qui l’emporte. Le gouvernement français, empêtré dans ses négociations honteuses avec les puissances fascistes, hésite pendant plusieurs mois à créer ce festival, pour ne pas brusquer les discussions.
Finalement, après qu’Hitler ait annexé la Tchécoslovaquie, le premier festival de Cannes est programmé en septembre 1939. Mais la guerre mondiale éclate, la France est envahie. Jean Zay, l’ancien ministre du Front Populaire, est victime des campagnes antisémites de Vichy, avant d’être arrêté, puis exécuté par la milice en 1944.
La CGT, cheville ouvrière du festival
Le premier vrai festival a lieu après la Libération, en 1946, dans une France dévastée. C’est la CGT, syndicat ayant activement participé à la résistance antifasciste, qui apporte un soutien décisif pour lancer l’événement. Les militants du syndicat se relaient bénévolement pour construire le palais des festivals sur la Croisette de Cannes. Des ouvriers et ouvrières apportent leur savoir-faire, non seulement dans le bâtiment, mais pour les costumes, les décorations, les lumières… La CGT entre au conseil d’administration du festival. C’est une certaine idée du cinéma qui est mise en valeur. Dès 1913, le syndicat s’était emparé de ce nouvel outil et s’était lancé dans la production cinématographique, dans des films mettant en lumière le monde du travail.
Pour la première édition du festival de Cannes, c’est «La Bataille du rail», un film sur la résistance des cheminots contre le pétainisme et l’occupant, qui obtient la toute première palme d’or. Donc un film à la gloire… du sabotage !
Par la suite, de grands acteurs comme Jean-Paul Belmondo ou Michel Piccoli présideront l’un après l’autre le Syndicat des acteurs français, sous tutelle de la CGT.
L’annulation de Mai 68
Le 21ème festival de Cannes commence le 10 mai 1968. Mais la colère étudiante explose déjà dans de nombreuses villes depuis des semaines. Le monde ouvrier s’apprête à entrer dans la danse et va entamer la plus vaste grève générale de l’histoire française. Le petit monde du cinéma est vite rattrapé par l’agitation sociale.
Avant même le démarrage du festival, des professionnels du cinéma apportent leur soutien aux étudiant-es et aux travailleur-ses en lutte. Le 13 mai, jour de barricades à Paris et dans plusieurs autres villes, notamment Nantes, le Syndicat française de la Critique demande aux participant-es du festival de rejoindre la manifestation de soutien aux étudiant-es grévistes.
Évidemment, les producteurs sont inquiets pour leurs profits : le festival leur sert à vendre leurs films sur le marché français et international. La tension monte entre la direction du festival et le monde du cinéma, sensible à la contestation. Le 17 mai, une Assemblée Générale de travailleurs du 7ème art réclame l’annulation du festival. Parmi les réalisateurs les plus contestataires, on trouve François Truffaut, Claude Berri et Jean-Luc Godard.
Malgré la pénurie d’essence qui frappe le pays, François Truffaut, le réalisateur des 400 coups, se rend à Cannes le 18 mai pour participer à une réunion avec ses collègues. Peu à peu, sur la Croisette, on apprend les occupations d’usines, les blocages, les émeutes, l’arrêt des trains… «Si on annonce toutes les heures ‘Et le Festival de Cannes continue’, c’est franchement ridicule !» s’exclame le réalisateur. Le maintien d’un festival du divertissement dans ce contexte est intenable.
Jean-Luc Godard s’exclame : «Il s’agit de manifester, avec un retard d’une semaine et demie, la solidarité du cinéma sur les mouvements, étudiants et ouvriers. La seule manière de le faire est d’arrêter immédiatement toute projection». Le Palais des festivals est occupé par les travailleurs et travailleuses en lutte, des projections sont reportées… Certains films projetés malgré tout sont perturbés par les cinéastes en colère qui montent sur scène, démissionnent du jury et rejoignent les protestataires. Le festival est stoppé, aucune Palme d’or n’a été décernée.
Et maintenant ?
Dans les années 1970 et 1980, le cinéma évolue, devient une industrie de plus en plus soumise aux impératifs du capital, et le festival devient un épicentre de la marchandise, des sponsors, des superproductions et des paillettes. La «grande famille du cinéma» est un entre-soi mondain et bourgeois qui vit de subventions et de contrats juteux avec des maisons de production.
En 2023 cependant, le mouvement social massif pour défendre les retraites fait de nouveau irruption à Cannes. La CGT annonce 100 jours de colère suite au 49.3 du gouvernement, et menace le festival. Deux manifestations sont organisées pendant l’événement et des syndicalistes organisent des coupures d’électricité et de gaz dans plusieurs restaurants de la Croisette, pour que les nantis et les vedettes prennent conscience du mouvement en cours.
Les sabotages réalisés pour l’édition 2025 du festival peuvent donc être vus comme une performance artistique qui s’inscrit dans la continuité d’une longue histoire.
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