Pour Christian Tein, « la volonté de tourner la page coloniale demeure une priorité absolue pour le peuple de Kanaky »


Entretien avec Christian Tein, président du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste


Christian Tein à l'avant d'une manifestation du CCAT brandissant des drapeaux Kanak.

Christian Tein est un nom bien connu depuis l’année dernière et le soulèvement en Kanaky. D’abord porte-parole de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT) durant les mois de mobilisation contre le projet de réforme constitutionnelle visant à mettre fin au gel du corps électoral, il est ensuite nommé président du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) durant sa détention. Christian Tein incarne incarne ainsi le renouveau d’une dynamique indépendantiste revendicatrice portée par une jeunesse kanak marginalisée en son pays, tout en se plaçant dans la continuité du rêve de ses aîné·es de voir un jour la Kanaky accéder à sa pleine souveraineté.

C’est lors d’une rencontre organisée par le collectif indépendantiste breton Dispac’h à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes que nous avons pu évoquer avec lui ces intenses derniers mois, mais aussi et surtout, parler du futur de la Kanaky.

CA – Vous avez été arrêté le 19 juin 2024, puis après 3 jours de garde à vue, vous avez été extradé vers la France lors d’un voyage durant lequel vous avez été menotté tout du long, puis incarcéré pendant un an à 17.000 kilomètres de chez vous. Libéré en juin dernier, il vous est toujours interdit de retourner en Kanaky / Nouvelle-Calédonie. Comment vous allez après tout ça ? Quel est votre état d’esprit aujourd’hui, après avoir expérimenté la logique brutale de la répression coloniale ? Comment trouvez-vous encore la force de vous battre depuis la France ?

Christian Tein – C’est vrai que la déportation qu’on a subie, mes camarades et moi, c’est une expérience marquante. Pour moi, c’était particulier parce que j’étais à l’isolement à Mulhouse pendant un an. On ne sort jamais indemne de ce genre de situation, mentalement et physiquement. Comme je l’ai déjà dit, je ne souhaite à personne de vivre ce genre de situation.

Malgré tout, il faut rester concentré·e, et continuer à porter le travail que nos ancien·nes ont débuté. On avait considéré que les deux derniers accords allaient emmener le pays vers la complète émancipation du pays conformément aux engagements signés (ndlr : les accords de Matignon signés en 1988 et les accords de Nouméa signés en 1998), vers l’indépendance. Mais on s’est retrouvés face à un gouvernement brutal et sourd, qui ne sait pas respecter ses engagements. C’est dans ce sens-là que je dis qu’on est condamné à se battre pour exister. On voit par exemple ce que traverse la Palestine, et ce qui se passe dans d’autres pays… Nous ne voulons pas être les derniers Mohicans de la région Pacifique.

CA – Lors de son 53ème congrès extraordinaire en août 2024, le FLNKS vous a nommé président alors que vous étiez encore en détention. Votre nomination s’est faite aussi en parallèle de l’intégration de nouveaux groupes dans le front de libération. Certains médias y ont vu une forme de «radicalisation»… Quelle est votre vision pour le devenir du FLNKS ? Qu’est-ce que le soulèvement de 2024 a changé pour le camp indépendantiste ?

Christian Tein – Premièrement, moi qui ai participé à organiser la CCAT, il n’a jamais été question chez nous d’abîmer notre pays. On s’est toujours inscrit dans des mobilisations pacifiques, et j’ai toujours essayé de faire preuve de sagesse, en rassurant les gens sur le fait que notre combat était juste. La démarche collective qui a conduit à ma nomination a été reconnue comme légitime et nécessaire dans le contexte actuel, où l’unité et la convergence des luttes sont plus que jamais essentielles pour porter la voix de la Kanaky et poursuivre le combat initié par nos aîné·es.

Deuxièmement, c’est l’État qui a contraint notre population à aller dans le mur en menant une politique méprisante, et a foutu en l’air 30 ans de paix dans le pays ! L’État devrait être tenu pour responsable de la situation sociale, économique et politique actuelle, et des mort·es de l’année dernière.

Concernant l’ouverture du FLNKS à d’autres groupes : Les militant·es ont toujours demandé que le front de libération s’ouvre aux autres forces indépendantistes, des partis politiques mais aussi des syndicats. C’est une démarche que j’ai toujours portée au niveau politique, faire en sorte que les forces indépendantistes puissent se retrouver ensemble dans un front commun. Parce qu’on ne peut pas gagner un combat si on ne parle pas le même langage et qu’on ne porte pas le même discours.

CA – Durant le soulèvement de l’année dernière en Kanaky, les manifestant·es étaient systématiquement stigmatisé·es et qualifié·es «d’émeutier·es» dans le discours médiatique. On a vu aussi une radicalisation du discours de la classe politique loyaliste calédonienne. Sonia Bakès, la présidente de la Provinces Sud, vous a notamment qualifié de «chef des terroristes». Vous êtes en France depuis plus d’un an maintenant. Quel est votre regard sur l’attention médiatique et l’opinion publique ici sur la situation en Kanaky ?

Christian Tein – On se rend bien compte que les Français·es ont manqué d’information. Il s’agit pour nous de sensibiliser, d’établir des liens de solidarité et de faire entendre la voix du peuple kanak au-delà de nos frontières, afin que la réalité de la Kanaky ne soit pas déformée ou occultée par des discours officiels ou médiatiques partiaux. Notre présence ici vise donc à tisser des ponts, à témoigner de notre lutte pour la dignité et la justice, et à rappeler que le combat pour l’autodétermination d’un peuple concerne l’ensemble des sociétés éprises de liberté.

L’État français, avec les derniers gouvernements qui se sont succédés, n’ont fait qu’alimenter cette politique de négation de nos droits, en collaboration avec les non indépendantistes. Ils et elles veulent balayer d’un revers de la main tout ce qui a été consenti et obtenu par le sang, par des efforts et des concessions. On ne peut pas construire un pays avec ces personnes qui ne connaissent pas la valeur de la parole donnée et de l’engagement.

Concernant Monsieur Lecornu, sa nomination au poste de Premier ministre n’est vraiment pas le bon choix pour amener la Kanaky vers la stabilité : le Front de Libération a communiqué en le qualifiant de «Ministre des colonies par excellence». Il a laissé un souvenir amer en Kanaky, en passant en force pour organiser le 3ème référendum sur l’autodétermination, et auquel nous peuple colonisé n’avons pas participé… (ndlr : en décembre 2021 Sébastien Lecornu, alors ministre des Outre-Mer, a fait pression pour organiser le 3ème et dernier référendum prévu par l’accord de Nouméa sur l’autodétermination du pays en décembre 2021, alors que le pays se remettait à peine de l’épidémie de Covid-19 et que les indépendantistes estimaient alors qu’il était impossible de mener campagne dans ces conditions).

CA – Un des enjeux actuels en Kanaky est la tenue des élections provinciales, prévue le 30 novembre 2025 mais dont la date pourrait être reportée au mois de juin 2026. La tenue de ces élections est intrinsèquement liée au corps électoral (c’est-à-dire les personnes habilitées à voter lors de ces élections). En quoi est-il nécessaire selon vous de maintenir ces élections cette année ?

Christian Tein – Il est nécessaire de maintenir les élections cette année pour redonner de la légitimité aux institutions et aux représentant·es. Reporter ces élections reviendrait à maintenir un mandat de 7 ans à nos élu·es au lieu de 5. Jamais dans l’histoire démocratique un mandat provincial n’a été aussi long. Même votre Haute Assemblée, le Sénat, a vu son mandat réduit de 9 à 6 ans, pour rester en phase avec l’expression démocratique et la régularité des scrutins. Comment justifier qu’en Nouvelle-Calédonie, on fasse exactement l’inverse, en prolongeant indéfiniment des mandats sans consulter le peuple ?

Après vient la question du corps électoral, l’État veut une nouvelle fois passer en force en reportant ces élections. Il veut mettre en place sa stratégie et faire appliquer l’accord de Bougival avec un corps électoral dégelé. Nous nous y opposons fermement, et d’ailleurs le Conseil Constitutionnel vient de rendre une décision, le 19 septembre dernier, qui stipule que le gel du corps électoral inscrit dans l’accord de Nouméa (qui a une valeur constitutionnelle) est conforme à la Constitution.

CA – À ce sujet, le 13 août dernier, le FLNKS a officiellement rejeté l’accord de Bougival. Puis le 24 septembre dernier, pour l’anniversaire des 172 ans depuis la prise de possession de la Kanaky par la France, le FLNKS a publié une déclaration unitaire visant à accéder à la pleine souveraineté avant les prochaines élections présidentielles françaises en 2027. Quel est l’objectif de cette déclaration ?

Christian Tein – Alors l’idée, c’est de rappeler quand même cette date importante du 24 septembre : elle marque la prise de possession unilatérale par l’État français de notre pays… C’est une date de rendez-vous incontournable du peuple kanak, qui se rassemble autour de la mémoire collective de la lutte pour les droits et la dignité. L’État français tente de nous imposer l’accord de Bougival qui ne garantit pas la souveraineté pour la Kanaky et maintient le peuple dans une situation d’inaccessibilité à l’autodétermination. Face à cette tentative, le FLNKS s’inscrit et s’engage dans un calendrier visant à atteindre la pleine souveraineté en 2027. Nous allons tenter dès à présent de créer les conditions nécessaires pour amener la population à franchir cette étape décisive.

Toutes les rencontres que nous faisons actuellement en France, à l’international et à un niveau régional, c’est dans cette perspective-là. On a une équipe qui parlera à l’ONU à l’occasion de la 4ème commission du C24 [le Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies] il y a eu aussi une équipe qui est partie dans la région Pacifique. Nous souhaitons faire savoir notre objectif, celui de la pleine souveraineté de notre pays, et dire qu’il est temps de fermer la parenthèse coloniale.

CA – Durant les événements de l’année dernière en Kanaky, la CCAT (Cellule de Coordination des Actions de Terrain, dont Christian Tein était alors le porte-parole), ainsi que la jeunesse kanak, ont tous deux joué un rôle déterminant. Était-il nécessaire alors de sortir du cadre du FLNKS pour porter la mobilisation ?

Christian Tein – La création de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT) répondait à la nécessité de disposer d’un outil capable de rassembler l’ensemble du camp indépendantiste, mais aussi d’établir des alliances avec les progressistes et, plus largement, avec tous les Calédoniens. L’objectif était de porter la mobilisation au-delà des clivages traditionnels, en évitant toute affiliation directe avec les partis politiques indépendantistes ou le FLNKS. En effet, certains citoyens pouvaient éprouver de la méfiance, craignant que de telles initiatives soient récupérées ou instrumentalisées à des fins politiques. C’est pourquoi la CCAT a été pensée comme un espace ouvert, pour élargir la base de la mobilisation et permettre l’organisation de rassemblements d’ampleur inédite.

Cette stratégie s’est révélée particulièrement efficace, comme en témoigne la mobilisation massive ayant réuni plus de 50.000 personnes devant la mairie de Nouméa — un fait exceptionnel pour un territoire dont la population est estimée à 270.000 habitant·es. Ce rassemblement a démontré la capacité de la CCAT à fédérer largement : des Métropolitain·nes, des Caldoches, des Javanais·es, des Tahitien·nes, des personnes originaires de Wallis-et-Futuna, tous et toutes se sont reconnues dans l’esprit fédérateur de la CCAT et ont répondu présentes.

La jeunesse a joué également un rôle central dans cette dynamique de mobilisation. Nombreux·ses sont les jeunes qui ont adhéré à ce mouvement, porté·es par un élan collectif, voyant fleurir les drapeaux et participer aux manifestations. Cependant, malgré leur engagement, beaucoup de ces jeunes se sont sentis ignoré·es et non entendu·es. Ils et elles ont vécu un sentiment d’humiliation dans leur propre pays. Lorsque, à partir du 12 mai, les forces de l’ordre ont entrepris de réprimer la contestation dans les quartiers populaires, la colère a atteint son paroxysme. Face à cette injustice perçue, la jeunesse s’est levée pour exprimer son refus de la politique menée par l’État, mais elle a alors dû faire face à une répression brutale.

Cette séquence illustre l’attachement et la détermination de la jeunesse kanak à poursuivre le combat pour la dignité et la souveraineté de leur peuple. Malgré les épreuves, elle demeure résolue à accompagner la lutte jusqu’à l’obtention de la pleine souveraineté.

CA – Le 24 septembre dernier a marqué les 172 ans depuis la prise de possession de la Kanaky par la France. 172 ans de résistance Kanak face à la logique coloniale, durant lesquels les Kanak ont beaucoup perdu, mais ont aussi réussi à maintenir une culture unique, un esprit de résistance qui anime toujours aujourd’hui la jeunesse, et un idéal d’indépendance. Quelles sont selon vous les perspectives pour les prochaines décennies ?

Christian Tein – Comme mentionné précédemment, la volonté de tourner la page coloniale demeure une priorité absolue pour le peuple Kanak. Après 172 ans de colonisation, il est jugé indispensable de refermer cette parenthèse historique qui a duré bien trop longtemps. L’urgence de ce changement s’exprime par le désir d’initier rapidement des discussions sur l’avenir du pays, dans l’objectif que la Kanaky puisse enfin prendre sa place parmi la communauté internationale.

La conviction que de belles perspectives s’ouvrent au pays pour l’ensemble de la population calédonienne est largement partagée. La Kanaky est un territoire doté de nombreux atouts, mais il est impératif que son avenir se construise en tenant compte du peuple Kanak et de la jeunesse, acteurs incontournables de son développement et de son émancipation.

Dans cette optique, l’opposition à l’accord de Bougival s’affirme clairement. Celui-ci est perçu comme une tentative de détourner le projet d’indépendance porté par le peuple Kanak. Le refus de cet accord s’accompagne d’une volonté d’ouvrir de nouvelles discussions, porteuses d’espoirs et de perspectives vers la pleine souveraineté du pays. Cette démarche s’inscrit dans la nécessité d’agir sans délai, après tant d’années d’attente et de sacrifices, de générations de militant·es mobilisé·es et de jeunes disparu·es sur le chemin de la libération.

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