Pour rappel, les témoins à charge anonymes étaient une pratique courante sous l’Inquisition.
« Cette mesure, auparavant réservée aux dossiers d’antiterrorisme, leur permet de n’apparaître que sous leur numéro de matricule dans les procédures judiciaires. »
L’anonymat des policiers est particulièrement utilisé à Nantes pour charger des manifestants.
L’article complet :
Face aux «gilets jaunes», de plus en plus de policiers choisissent l’anonymat au tribunal
Cette mesure, auparavant réservée aux dossiers d’antiterrorisme, leur permet de n’apparaître que sous leur numéro de matricule dans les procédures judiciaires.
Quatre noms, accompagnés d’une menace de mort : « On aura votre peau . » Dessinée en bleu sur un large mur blanc du centre-ville de Nantes, l’inscription laisse les passants indifférents. Mais pour les policiers de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), dont les locaux sont situés à quelques centaines de mètres, ces mots sont tout sauf anodins. Ils visent nommément quatre de leurs membres, tous fonctionnaires de la brigade anticriminalité (BAC), spécialisée dans les interventions en milieu urbain et qui encadre chaque manifestation des « gilets jaunes » depuis novembre 2018.
Lorsqu’ils ont déposé plainte contre X après la découverte de cette inscription, les quatre policiers – à l’exception du plus gradé d’entre eux – ont demandé que leur prénom et leur nom n’apparaissent à aucun moment dans la procédure. Sur le procès-verbal d’audition figure, en revanche, leur matricule, une série de sept chiffres constituant leur référentiel des identités et de l’organisation (RIO).
« Ce n’est pas agréable d’avoir son nom lancé à la vindicte publique, témoigne auprès du Monde l’un des quatre hommes menacés. Avant, la figure du policier inspirait respect et crainte. Aujourd’hui, on peut vite se retrouver en difficulté, moralement et physiquement. »
Un niveau de crainte inédit
L’anonymisation des forces de l’ordre dans les procédures judiciaires, auparavant réservée aux dossiers d’antiterrorisme , s’est multipliée depuis le début du mouvement des « gilets jaunes ». Une disposition adoptée après l’assassinat de deux fonctionnaires de police à Magnanville à l’été 2016, et entrée en vigueur en avril 2018 , a permis d’élargir la possibilité de l’identification « sous RIO » d’un policier dès lors que « la révélation de son identité (…) est susceptible de mettre en danger sa vie ou son intégrité physique, ou celle de ses proches ». A charge pour la hiérarchie policière de délivrer les autorisations.
L’identification sous RIO est apparue dans au moins une centaine de dossiers depuis le début des manifestations
En Loire-Atlantique par exemple, la DDSP a autorisé dès 2018 ses 1 300
policiers à avoir recours à l’anonymat dans plusieurs situations :
lorsqu’ils rédigent un procès-verbal ou sont amenés à témoigner ou à
demander des dommages et intérêts pour des faits passibles de plus de
trois ans d’emprisonnement. L’anonymat reste cependant impossible
lorsque les policiers sont eux-mêmes mis en cause.
Inutilisée jusqu’au mois de novembre, l’identification sous RIO est apparue, depuis le début des manifestations, dans plus d’une cinquantaine de dossiers jugés dans les tribunaux de grande instance de Nantes et de Saint-Nazaire, selon les remontées d’avocats de manifestants et de policiers recueillies par Le Monde . Le dispositif est encore inutilisé à Paris, Toulouse ou Lyon, selon plusieurs avocats, mais une dizaine de policiers l’ont demandé à Bordeaux, affirme leur conseil, Me Guillaume Sapata.
Ce recours à l’anonymat pour des procédures liées au maintien de l’ordre traduit un niveau de crainte inédit des policiers quant à l’exposition de leur identité. « Ce n’est pas le fait que le prévenu connaisse notre nom qui pose problème, mais le fait qu’il puisse, avec son entourage, le diffuser sur Internet » , estime le fonctionnaire menacé. Le précédent du site CopWatch , qui diffusait en 2011 les noms et les photographies de fonctionnaires avant d’être fermé, hante encore une partie de la profession.
« On sait où il étudie, fais gaffe »
L’identification sous RIO est avant tout demandée par les fonctionnaires de la BAC et des compagnies départementales d’intervention, qui évoluent chaque samedi « à domicile » , selon l’expression d’un policier, contrairement aux CRS et aux escadrons de gendarmes mobiles , opérant dans toute la France. A Nantes, un policier raconte qu’il y a quelques mois un manifestant l’a interpellé par son prénom et celui de l’un de ses enfants, avant de lui lancer : « On sait où il étudie, fais gaffe. »
Selon Jean-Christophe Bertrand, directeur départemental de la sécurité publique en Loire-Atlantique, la présence d’une « mouvance d’ultragauche » dans la région de Nantes a favorisé la multiplication de ce type de menaces . « Les manifestations d’opposition au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, puis contre la loi travail , ont été très dures et très violentes pour les fonctionnaires , estime le chef de la police nantaise. L’anonymat est une bonne extension de la protection policière, notamment quand les menaces touchent leur famille. »
Un débat juridique
A Nantes, le recours de plus en plus fréquent à l’anonymat par les fonctionnaires fait, cependant, débat. Le 14 mai, un manifestant « gilet jaune », jugé pour avoir lancé des pierres et des morceaux de grenade lacrymogène sur des fonctionnaires de police lors de l’acte XII, le 2 février, a été relaxé par le tribunal. Les magistrats ont considéré que « la décision générale d’anonymisation n’apparaît pas motivée » pour les deux victimes présumées et les deux auteurs des procès-verbaux, et qu’ « aucun élément ne permet d’établir l’existence du risque d’atteinte à l’intégrité physique des quatre agents concernés ». Les juges nantais ont décidé de la nullité de la procédure. Une logique qui a abouti à au moins à trois relaxes de manifestants depuis le mois de janvier – dans le reste des dossiers, les magistrats ont mené la procédure jusqu’au bout, malgré l’anonymat des policiers.
« Les fonctionnaires ne travaillent pas habituellement sous couvert d’anonymat, c’est une dérogation [qui] doit être motivée »
« Les fonctionnaires ne travaillent pas habituellement sous couvert d’anonymat, c’est une dérogation de pouvoir le faire. Celle-ci doit être motivée, ce qui n’est pas le cas dans cette affaire » , insiste Me Morgan Loret, conseil du « gilet jaune » relaxé le 14 mai. L’autorisation délivrée par la DDSP de Loire-Atlantique, présente dans deux notes de service d’avril 2018 que Le Monde a pu consulter, ne fait pas état d’un contexte de menaces dans le département. « Faute à l’époque de directives précises sur cette question, j’ai effectivement établi une motivation générale », aujourd’hui contestée devant la justice, explique Jean-Christophe Bertrand. « J’ai refait une habilitation générale plus motivée par note de service du 5 avril 2019 » , précise le directeur de la DDSP, qui attend de connaître l’avis du tribunal de Nantes sur ses arguments.
Une première décision de la cour d’appel de Rennes doit venir préciser avant l’été l’utilisation de l’anonymat par les policiers. Dans l’attente d’une jurisprudence étayée, des « gilets jaunes » interpellés lors des manifestations hebdomadaires à Nantes n’ont pas l’occasion d’entendre au tribunal la parole des policiers qui demandent une réparation de leur préjudice. «Sans savoir qui les accuse, sans voir qui est en face, il se dessine en creux, chez les prévenus, le sentiment qu’il peut exister une impunité, regrette Me Pierre Huriet, avocat de plusieurs manifestants. Un tel phénomène se surajoute au sujet des violences policières et contribue, comme celui-ci, à creuser le fossé entre la police et la population.»
Simon Auffret