Le livre de la militante argentine Veronica Gago qui vient de paraître aux éditions Divergences est à mettre entre toutes les mains pour saisir la portée majeure des luttes féministes qui se déploient aujourd’hui en Amérique du Sud.
En dressant une cartographie des différentes violences du système capitaliste et patriarcal – exploitation, colonialisme, extractivisme, féminicides – et en les reliant entre elles, l’autrice démontre que les possibilités de tout changer résident précisément dans un mouvement féministe internationaliste.
Le travail théorique et critique de l’autrice repose en grande partie sur la question de la reproduction sociale, de son exploitation et de son invisibilisation. La reproduction est la condition fondamentale à la constitution d’une force de travail, donc de la production. Tout l’enjeu est alors de remettre au premier plan les domaines de la reproduction et d’en faire des sujets politiques (travail domestique, sexualité, soin, éducation, environnement…). Si les femmes s’arrêtent, tout s’arrête. Réduire le féminisme à un combat minoritaire ou à la simple question du genre est en ce sens une erreur profonde. Verónica Gago propose au contraire une clef d’interprétation majeure des violences qui s’imbriquent dans nos sociétés, en s’appuyant sur les conditions matérielles et expériences concrètes des femmes, lesbiennes, trans et personnes queer. C’est toute la force de son livre qui définit une puissance d’agir, une stratégie féministe pour mener une révolution.
Deux éléments déterminants ont émergé en Amérique du Sud ces dernières années : les assemblées et grèves féministes. L’assemblée est le lieu où les corps se rencontrent, se confrontent, réfléchissent et s’organisent pour appliquer les décisions. Dépassant largement le cadre du travail salarié et des syndicats représentants essentiellement un monde ouvrier masculin, la grève féministe s’est imposée comme une désobéissance bien plus générale et un moyen de repenser toute notre existence. L’autrice propose une lecture très complète et passionnante de la vague féministe contemporaine qui déferle en Amérique du Sud, côtoyant les théories de Silvia Federici, Rosa Luxemburg, Karl Marx, et bien d’autres. Un mouvement qui a déjà dépassé les frontières et qui a largement de quoi traverser les océans.
Extraits :
“L’assemblée est le lieu concret où les mots sont inséparables des corps. Où prendre la parole c’est faire des gestes, respirer, suer mais aussi sentir que les mots effleurent le corps des autres et s’y logent. Contrairement à l’idée qu’une grève s’organise virtuellement ou par des appels sur internet ou les réseaux sociaux, la fabrique de l’assemblée, sa répétition entêtée à différents échelles, montre encore ce qu’est le travail patient au corps à corps, les désaccords constants que provoquent la rencontre vivante d’expériences divergentes et une dissidence concrète et irréductible. Ce partage de l’espace, cette écoute patiente des interventions et, finalement, le maintien de cette tension qui fait naître de la pensée sans nécessairement produire du consensus démontrent que cette hétérogénéité n’est pas une question de discours ou de récit. Se réunir en assemblée, cette manière laborieuse d’être avec les autres, nous détache de toute relation passive ou cynique avec la cruauté que la violence sexiste a inscrite dans notre paysage quotidien. L’assemblée nous permet aussi de ne plus subir nos existences précaires, qui font tout pour rendre notre vie austère et triste et nous assignent à des limites de genre qui codifient les souffrances et les réparations. Voilà ce que le processus de la grève affirme : notre capacité à nous détacher de notre statut de victime et d’endeuillée auquel on nous assigne.”
“La grève féministe tire sa force de son impossibilité: des femmes qui ne peuvent faire grève mais veulent le faire ; celles qui ne peuvent jamais s’arrêter mais se révoltent contre leur épuisement ; celles qui pensent qu’il est impossible d’obtenir l’autorisation des centrales syndicales mais appellent quand même à la grève ; celles qui sont assez audacieuses pour imaginer faire grève contre des forces aussi nébuleuses que les agrotoxines ou la finance. Toutes ces femmes repoussent les frontières de la grève. De cette conjonction entre impossibilité et désir, naît un imaginaire radical qui alimente de multiples formes de grèves féministes, amène notre mouvement dans des lieux insoupçonnés, l’ouvre à des expériences vitales et le réinvente à partir des corps qui désobéissent à ce qui est reconnu comme du travail.”