Le mur recouvert de peinture noire pour une «exposition temporaire», la fresque en hommage à Steve était jugée «trop politisée»
Quai Wilson, au bout de l’île de Nantes. C’est là que le 21 juin 2019, dans la nuit, 14 personnes sont tombées de plusieurs mètres de haut dans la Loire, à cause d’une charge policière extrêmement violente conte la fête de la musique. Steve, nantais de 24 ans, mourait noyé. Des dizaines d’autres personnes étaient blessées par des coups, des tirs, des grenades de la police.
Quelques jours plus tard, sur le seul grand mur visible sur ce quai, une fresque représentant Steve, mais aussi différentes scènes de violences policières, était réalisée spontanément. Un hommage au défunt, mais aussi un lettrage réclamant «justice» et interrogeant les passants : «Que fait la police ?». Cette fresque était depuis deux ans un rappel massif et visible de cette nuit terrible. Elle était aussi devenue un lieu de recueillement, de revendication. C’était le point de départ ou d’arrivée de manifestations, un endroit qui intriguait les visiteurs. Alors évidemment, ce mur immense, visible, situé dans un lieu de passage en plein quartier touristique dérangeait : la police, la mairie, l’extrême droite.
Plusieurs fois, la fresque a été vandalisée par l’extrême droite. Il y a eu un symbole fasciste géant, des tags ignobles signés «droite dure», des slogans tels que «j’aime la police», des cœurs accompagnant le mot «cops», policier en anglais. Entre autres. À chaque fois, la peinture était restaurée, notamment grâce au soutien de lecteurs et lectrices de Nantes Révoltée. L’été dernier, un deuxième mur était peint à côté, demandant «Où est la justice ?», avec des dessins de violences policières. Il y a 10 jours, la mairie de Nantes, Johanna Rolland, était convoquée par un juge, et placée sous le statut de «témoin assisté» dans l’affaire Steve. Plus tôt, le commissaire Grégoire Chassaing et l’ex-directeur de cabinet du préfet étaient mis en examen.
Depuis hier, la fresque n’est plus. Il ne reste que deux vastes façades noires comme le bitume. Une opération de censure policière ? Une nouvelle action fasciste ? Rien de tout cela. Après la surprise, voici quelques informations que nous avons recueillies.
La couche de peinture noire a été réalisée par une association de graffeurs subventionnés par la mairie qui leur a prêté le bâtiment où se trouvait la fresque. Selon cette structure, le projet est d’y organiser une «exposition intérieure et extérieure du 8 au 17 octobre 2021», avec une peinture réalisée par le graffeur parisien «La Fleuj». Selon l’association, il y aura donc «une création murale sur les deux façades et une installation devant le mur». En attendant, les murs vont rester noirs quelques jours en guise de «transition» nous explique-t-on. Pourquoi choisir ces murs ? Qu’y aura-t-il après cette exposition ? Mystère.
Quoiqu’il en soit, la fresque est définitivement effacée, une page se tourne. Pour «compenser», un peu plus loin, un bout de mur bien moins visible a été peint : un portrait de Steve, sur fond bleu, avec seulement le prénom du défunt. Pas de date. Pas d’explication. Encore moins de revendication. Un «hommage» lisse, à minima, incompréhensible pour des gens qui ignoreraient l’affaire. Comme s’il s’agissait d’un accident, de la faute à pas de chance. «Il ne faut pas être grand sage pour se douter que la mairie est plus à l’aise avec le nouvel hommage qu’avec l’ancien» explique la journaliste Marion Lopez.
De son côté, le collectif «Ju’Steve», composé d’amis du défunt, diffuse un communiqué qui se félicite de la disparition de la fresque. Il explique notamment qu’ils sont «auteurs du recouvrement». Ce qui n’est pas tout à fait vrai, puisque c’est bien l’association de graffiti qui nous explique l’avoir recouverte. En revanche, ce collectif a été prévenu en amont. Contrairement aux auteurs de la fresque, qui n’ont pas été consultés. Selon «Ju’Steve», ce recouvrement a été décidé «afin que la fresque ne soit plus dégradée ni politisée». Pour éviter les dégradations, il fallait donc l’effacer derrière un enduit noir. Une logique étonnante. Quant à la «politisation», rappelons que l’assaut de la fête de la musique est politique. Que la répression est politique. Et que la question ne concerne malheureusement pas que Steve : 14 personnes sont tombées cette nuit là. La peinture évoquait d’ailleurs toutes les victimes de violences policières.
Il y a quelques semaines encore, cette fresque était utilisée par les proches du défunt pour se recueillir, y compris lors de la marche organisée le 21 juin 2021, bloquée par la police. Par quel retournement ce mur est-il passé en quelques semaines d’un lieu de recueillement à un lieu indésirable pour ce collectif ? Et pourquoi avoir aussi recouvert l’autre mur, qui n’évoquait pas Steve, mais demandait «où est la justice» ? Mystère également.
Deux logiques s’opposent donc : d’un côté un graffiti sans aspérité, qui ne dérange pas, et de l’autre un graffiti engagé et revendicatif. D’un côté, un hommage lisse, sans explication ni contexte, de l’autre, un hommage qui rappelle les conditions de la disparition de Steve, et dénonce clairement la répression de la fête de la musique. À chacun et chacune de se faire son avis.
Avec la disparition de cette fresque, c’est en tout cas une épine en moins dans le pied des autorités. C’est aussi un hommage politique aux victimes des violences de la police qui disparaît, et le témoignage de la nuit du 21 juin 2019. Il reste donc à investir d’autres lieux, d’autres espaces, pour empêcher l’oubli et le vol de la mémoire collective. D’autres fresques seront sans doute réalisées ailleurs. Multiplions les initiatives créatives et les résistances.
Ajout : Deux mois après l’effacement de la fresque et l’exposition de La Fleuj, le mur est devenu un banal spot où rien n’évoque désormais la violence policière qui s’est déchaînée sur le quai. Le travail de l’association Plus de couleurs se poursuit, enfilant comme des perles les partenariats avec la mairie, propriétaire des locaux. Tout va bien pour la culture à Nantes.
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