Coup de gueule : j’ai mal à mon langage


Un lecteur nous fait parvenir son coup de gueule contre la destruction de la langue orchestrée par le gouvernement macroniste. Si le phénomène n’est pas nouveau, il a en effet tendance à s’intensifier face à la contestation sociale.
S’impose alors une analyse du vocabulaire et de la novlangue médiatique que nous publions ici :


Image d'un dictionnaire tombant sur la tête d'Emmanuel Macron

Introduction

Depuis qu’ils ont établi que 49.3 = 64, nous savons que les experts-comptables qui nous gouvernent ne savent, en réalité, pas compter. Mais bien avant de maltraiter les mathématiques, ils abîmaient déjà la langue française. Puisque les mots ne pouvaient justifier les choix politiques du gouvernement, il a bien fallu les changer ; et comme la réalité se révélait insupportable, il ne restait guère d’autre solution que de nous empêcher de l’appréhender. Car après tout, si le mot «justice» veut tout dire et surtout son contraire, la réforme des retraites peut bien être juste, pourquoi pas ?

Les classes dominantes ont entrepris cette destruction systématique du langage il y a bien longtemps, elle a déjà été documentée. Elle opère de plusieurs manières :

  • En utilisant les mots à contre-emploi. C’est ainsi qu’un plan de licenciement est devenu un plan de sauvegarde de l’emploi, en dépit du fait qu’il s’agit littéralement du contraire.
  • En substituant aux termes signifiants des euphémismes qui masquent la réalité. Il n’y a qu’à voir Darmanin faire le tour des plateaux pour rejeter le terme de «violences policières» (trahissant au passage le penseur qu’il cite) : il y a, à la rigueur et de manière exceptionnelle, un usage disproportionné de la force ou des manquements aux règles déontologiques. Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, exiger qu’on utilise ces appellations plutôt que «mutilations» ou «éborgnement» change la nature même des discussions sur le sujet.

Il existe par ailleurs une troisième approche, mise en lumière par l’actualité récente : lorsque de nouveaux phénomènes surgissent, les dominants utilisent leur pouvoir médiatique pour les nommer. Ce faisant, ils bornent notre capacité à les penser. On pourrait consacrer des pages et des pages à débattre de leurs motivations. S’agit-il d’un projet machiavélique d’asservissement des classes laborieuses, ou d’une réaction psychologique de refoulement chez les dominants, causée par leur incapacité à accepter les souffrances qu’ils engendrent ? Compte tenu de la médiocrité dont ils font preuve en tout temps et tout lieu, je pencherais plutôt pour la seconde. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les moyens pratiques qu’ils mettent en œuvre pour parvenir à leurs fins, avec la complicité de toute une catégorie de journalistes pour qui le summum de la branchitude est de parvenir à employer les dernières trouvailles lexicales des puissants avant leurs confrères — on se consolera en se disant qu’ils sont bien punis, eux qui se retrouvent maintenant à animer des débats stériles où des invités tous d’accord se disputent des concepts vidés de leur sens tels que la «liberté» comme des enfants se disputent le totem du Jungle Speed.

Plutôt que de m’étendre sur les causes et les conséquences, je souhaiterais plutôt dans cet article dresser un bilan des termes dont on nous gave depuis le début de la crise des retraites, et de ce qu’ils révèlent de la perception qu’a le pouvoir de notre société.

Le bingo du seum 2023

Démocratique

À tout seigneur tout honneur, le mot «démocratique» — lauréat régulier des bigos du seum — refait son retour fracassant. Commençons par noter la contradiction totale (ce sera un thème récurrent) dans le fait de qualifier de «démocratique» l’adoption d’un texte sans vote, malgré une opposition massive de la population et des manifestations record. Comme chacun le découvre au collège, la démocratie est un régime dans lequel le peuple dispose du pouvoir souverain : prendre des décisions contre sa volonté, même pour son bien, nous fait donc basculer dans autre chose. Les heures de débat sur le sujet «le 49.3 est-il démocratique ?» m’ont donné des crises d’épilepsie. Quiconque possède un dictionnaire est à même de trancher cette question en deux minutes.

Les défenseurs du «oui», car il y en a, procèdent à une opération intellectuelle des plus suspectes : la réforme a été passée avec les outils juridiques français, la France est une démocratie, la réforme est donc démocratique. Il s’agit d’une illustration parfaite de destruction de sens : on voit bien qu’avec pareil raisonnement, il ne peut rien se passer dans le pays qui ne soit démocratique. Le mot cesse donc de décrire une réalité vérifiable pour se métamorphoser en étiquette qu’on colle sur tout ce qui sort de nos institutions. Il ne sert plus à rien, il est bon à jeter.

Il y a pile 64 ans justement, Eugène Ionesco parodiait déjà de ce genre d’entourloupe, qu’on appelle faux syllogisme. On le paraphrasera ici : «tous les chiens sont mortels, Darmanin est mortel, donc Darmanin est un chien». OK, cet exemple précis ne fonctionne peut-être pas, mais vous avez saisi l’idée.

Légitime

Rarement énoncé bien loin du précédent, et parfois dans la même phrase, le mot «légitime» est aujourd’hui brandi comme un joker par les défenseurs de la macronie. Comprendre : le président a été élu, il est donc libre de faire ce qu’il veut, par opposition à la foule qui elle est juste dégoûtée d’avoir perdu et devrait avoir la grâce de se taire. La minorité présidentielle fait mine de méconnaître (et méconnaît sans doute, pour ses représentants les plus ignares) la différence entre légitimité et légalité.

Que l’ensemble de la séquence politique ait été légale, c’est-à-dire qu’elle s’est déroulée en stricte conformité avec les textes de la Vème république, peu de gens le contestent — et certainement pas le Conseil Constitutionnel, qui fait figure d’arbitre en la matière. Mais le fétichisme de la légalité doit toujours être accueilli avec la plus grande circonspection : une loi n’est pas justifiée parce qu’elle est légitime, elle est légitime si et seulement si elle est justifiée. On ne compte plus les lois qui ont été abrogées justement parce qu’elles ne l’étaient pas : peine de mort, criminalisation de l’homosexualité, etc. Le respect du processus légal est le minimum qu’on est en droit d’attendre de nos institutions, et quiconque s’en gargarise prend le débat à l’envers. Tout le monde a bien saisi que la violence institutionnelle qui vient de nous être infligée était parfaitement légale, c’est d’ailleurs le cœur du problème.

Nous nous retrouvons donc dans une situation où le gouvernement prétend être légitime, tout en admettant que la colère populaire le soit aussi. Voilà qui est merveilleux : je suis légitime, tu es légitime, tout le monde est légitime. Comment résout-on cette contradiction exactement ? « On ne touche à rien, vous voyez bien, il y a un partout. » Un mot de plus, qui nous revenait de droit, et qu’on a torturé jusqu’à ce qu’il avoue ce qu’on voulait lui faire dire.

Politisé/militant

Il y avait quelque chose de savoureux à voir Emmanuel Macron qualifier Pierre Rosanvallon de «militant» après que celui-ci ait constaté la crise démocratique dans laquelle nous nous trouvons — avant, dans le même geste, d’encourager ses propres militants à retourner dispenser la bonne parole sur le terrain. Ou encore, Olivier Véran lorsqu’il dénonçait les groupes «très politisés» qui inondent son petit canal auditif raffiné de bruits de casseroles dissonants. Car Olivier ne mange pas de ce pain-là, lui, il déteste tellement la politique qu’il a choisi d’en faire son métier. Pour lutter contre ce fléau depuis l’intérieur, certainement.

C’est donc officiel, pour les hommes politiques, les termes «politisé» et «militant» sont disqualifiants. Peut-être même infamants. Si la classe politique se défie d’elle-même à ce point, il n’est guère étonnant que le baromètre de la confiance soit au plus bas.

On pourrait se payer une bonne tranche de rire, arrêter ce paragraphe ici, et le travail serait fait. Mais je crois que ce positionnement pour le moins ambigu ne l’est qu’en apparence, du moins à leurs yeux. Car le gouvernement n’a pas le sentiment de faire de la politique : il fait de la gestion raisonnée et raisonnable des comptes publics, du management de sa start-up nation. La politique, c’est l’Ancien Monde. Il est dépassé. Aujourd’hui, nous n’avons plus le luxe d’avoir des débats idéologiques sur la gauche et la droite, d’ailleurs tout cela n’existe même plus : l’économie est aux abois, la dette du pays est incontrôlable et il faut que des gens responsables aillent solutionner tout cela. Il n’y a pas d’alternative.

La politique est un champ de conflictualité : il s’agit d’arbitrer comment seront affectées les ressources de la communauté, quelles seront les règles du vivre-ensemble. Si ces questions faisaient consensus, il n’y aurait pas de classe politique. Le macronisme a souvent été moqué pour son absence de projet. Peut-être faut-il voir là, au contraire, son axiome politique : à quoi bon présenter un projet si, au final, il n’y a qu’une seule et unique bonne manière de gérer un pays — l’approche comptable, la poursuite de la compétitivité à tout prix ? Le refus de débattre avec les autres candidats aux élections présidentielles de 2022 était parlant à ce titre : les vilains idéologues peuvent bien discuter entre eux car la discussion n’a aucune raison d’être. Même l’extrême droite a l’humilité d’admettre que son projet de société n’est qu’une alternative parmi d’autres.

On assiste donc à une désintégration du concept de «politique» lui-même, ce dont on pourrait se ficher puisqu’après tout, c’est le leur. C’est en partie vrai, mais il faut tout de même prêter garde à ce que leur opération ne finisse pas par enfouir une réalité : que la politique du gouvernement relève bien de l’idéologie. La vision capitaliste, dans son distillat le plus pur.

Manifestations sauvages

Tout un tas de termes curieux a fait surface lorsqu’il a été question de qualifier les opposants à la contre-réforme des retraites. Celui m’ayant le plus heurté est celui qu’on a utilisé pour désigner les manifestations non déclarées (mais pas du tout illégales) qui s’auto-organisaient un peu partout. Manifestations «sauvages». Sauvages pourquoi ? La sauvagerie, c’est un terme fort, qui évoque des dispositions violentes et primaires — on passera d’ailleurs sur ses relents coloniaux. Marcher dans la rue, parfois mettre feu à une poubelle constitue-t-il de la sauvagerie ?

Si les manifestations sont sauvages, il s’ensuit que les manifestants le sont aussi et que les humanistes de la BRAV-M doivent aller les civiliser – peut-être même avec abnégation. Ce terme, abondamment réutilisé par les chaînes d’information en continu, excuse par avance toute violence qui sera perpétrée par les forces de l’ordre. Attend-on d’elles qu’elles fassent entendre raison à des sauvages ? Pourtant, quiconque a participé à ce type de rassemblement a pu constater que la soif de brutalité se trouvait de l’autre côté. Les dominants ont su imposer leur vocabulaire ici, mais la bataille n’est pas perdue, il ne tient qu’à nous de le rejeter. Quiconque manquera d’utiliser le terme correct, «manifestation spontanée», recevra une petite tape sur la joue qui, elle, rétablira sans ambiguïté la véritable définition de «sauvagerie».


Arrêtons-nous un instant sur ce terme, que nous utilisons à Contre Attaque car il ne nous semble pas péjoratif, bien au contraire. Lorsqu’on utilise le terme “manif sauvage”, c’est justement au sens d’une manifestation non-civilisée, c’est la construction spontanée d’un rapport de force qui ne soit pas perverti par des codes culturels policés et des institutions frelatées. La manifestation “civilisée”, c’est celle qui ne bouscule finalement rien, la kermesse syndicale qui nous fait regretter d’avoir un jour de grève décompté de notre fiche de paie. L’analyse qui précède reste cependant valable, l’utilisation qui est faite de l’expression “manif sauvage” dans les médias préfectoraux étant clairement dépréciative. Mais revenons au texte de notre lecteur :


Ultra

Un autre qualificatif que l’on a beaucoup entendu est celui d’ultragauche. Il sert peu ou prou la même fonction que «sauvage» en évoquant ces supporters de football fanatiques et potentiellement violents — «radicalisés» dirait-on aujourd’hui, on y reviendra. C’est quoi alors, l’ultragauche ? Les médias libéraux comme l’Express, un peu perdus, les amalgament avec Jean-Luc Mélenchon et Sandrine Rousseau. Pour le ministre de l’Intérieur, c’est carrément la NUPES qui prend cette «pente» dangereuse.

On est en droit de s’interroger : quitte à simplifier, en admettant que les gentils sociaux-démocrates du PS soient la gauche et que les agitateurs de LFI soient l’ultragauche… Comment qualifier le NPA ? La méga-giga-gauche++ ? Et surtout, qui constituerait l’extrême gauche entre les deux ? L’aile gauche du PS ? Si le mot «ultra» figure dans ce bingo, c’est surtout parce qu’il permet de mettre en évidence l’embarras du gouvernement. Celui-ci a passé cinq ans (moins deux semaines d’entre-deux tours) à dédiaboliser l’extrême droite pour des raisons électoralistes d’un cynisme sans borne, avec un certain succès d’ailleurs. Le Rassemblement National ne fait plus peur à personne. En procédant ainsi, les centristes ont cassé leur jouet préféré : le fait de renvoyer dos à dos les fameux extrêmes. S’ils ont rendu l’un fréquentable, pourquoi l’autre ne le serait-il pas ? Il fallait donc trouver autre chose, mais ce faisant, le Rubicon a été franchi : dans leur champ lexical, la gauche radicale est devenue pire que le fascisme. Sans doute en ont-ils toujours été convaincus.

Radicalisé (et autres noms d’oiseaux)

Continuons avec un petit fourre-tout des noms d’oiseaux qui ont été utilisés pour évoquer les manifestants. Ils sont «radicalisés». Malgré les tentatives de réhabilitation du terme (l’étymologie du mot évoque le fait de prendre les problèmes à la racine) il reste stigmatisant et se voit principalement collé sur quiconque ne veut pas entendre (sa) raison. Les Républicains, qui n’ont jamais eu une pensée radicale de l’histoire du parti et seraient d’ailleurs fâchés qu’on affirme le contraire, y ont eu droit aussi. On comprend donc que le mot a été atomisé au point où il peut désigner n’importe qui, et puisque le gouvernement semble s’être oublié, tâchons de rétablir cette injustice. Mener un projet de loi contre 73 % de sa population, et arracher au forceps une victoire à la Pyrrhus, si ce n’est pas l’expression d’une conviction radicale, je ne m’y connais pas.

Passons au terme suivant, encore lâché avec fracas par notre ministre de l’intérieur (l’intérieur, oui, mais pas celui des dicos, qu’il n’a manifestement jamais vu) : «terrorisme intellectuel». Dans la mesure où «terrorisme» signifie gouverner par la terreur ou systématiquement employer la force pour atteindre un but politique, et que plus de la moitié de nos concitoyens déclarent avoir peur de manifester, dans la mesure où il est globalement admis que le gouvernement Macron ne tient plus que par la répression policière, je vous laisse tirer les conclusions qui s’imposent.

On aura aussi vu le plus étonnant «black bourges», qui a au moins le mérite d’être original. Celui-ci est particulièrement intéressant, car il vient créer une confusion d’un autre genre et qui a trait au thème plus global de la lutte des classes. Tout à coup, dans un de ces renversements stupéfiants dont la droite dure a le secret (les antiracistes sont en réalité des racistes antiblancs, l’antifascisme est secrètement une nouvelle forme de fascisme, la guerre c’est la paix), les manifestants sont devenus les bourgeois ; et s’ils luttent, ce doit bien être contre le prolétariat qui serait incarné par… le gouvernement ? La formule, immédiatement ridiculisée, n’a plus jamais été utilisée.

Conclusion

En vidant le langage de sa substance, les dominants transforment peu à peu les mots en symboles qui n’ont plus aucun lien avec la réalité. Ils deviennent alors leur propre fin : ils ne servent plus à décrire ni à exprimer, mais à cataloguer, et surtout pas de manière utile. On peut les plaquer sur n’importe quoi sans que personne puisse y trouver à redire puisque selon une certaine définition, on peut éventuellement admettre que leur emploi reste à peu près correct. On éprouve leur élasticité jusqu’à ce qu’ils soient totalement distendus.

Ce ne sont que des mots, pourrait-on rétorquer, sans doute y a-t-il des batailles plus urgentes à mener. Je crois pourtant qu’ils ont une importance cruciale. Quand ils le peuvent, les dominants nous couvrent de jargon économique, assurent d’abord que tout cela est «trop technique» avant de revenir lamenter l’échec de leur pédagogie. Si cela ne suffit pas, ils n’ont aucun scrupule à tenter de nous arracher la faculté de raisonner. Ce qui ne peut pas être nommé n’existe pas.

Alors, que faire ? On peut commencer par constater que l’action du gouvernement ne peut prospérer que dans la confusion totale. Dès que la réalité transparaît, le peuple descend dans la rue. Et voici une bonne nouvelle : la réalité est de notre côté. Il suffit qu’elle éclate au grand jour pour que n’importe quel débat bascule en notre faveur. De manière paradoxale, les dominants sont pris au piège de leur usage approximatif du langage (fut-il stratégique). En le coupant de la réalité, ils bâtissent un château de cartes. Quiconque parvient à rappeler le sens des mots sape aussitôt l’édifice ; il n’y a qu’à voir la débâcle qui a résulté de l’argument d’une «réforme des retraites juste». Nul ne peut lutter contre le vocabulaire utilisé à la télé, mais nous pouvons au moins résister dans notre propre usage de la langue, dans celui de nos proches éventuellement, puis partout où nous aurons l’opportunité de donner la contradiction. Aux casseroles, joignons le Robert.

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