Élections en Turquie : le cauchemar continue


Le 28 mai au soir, Erdoğan déclare à son pupitre : «Le grand vainqueur, c’est notre démocratie». Ce dimanche, l’indéboulonnable chef d’État autoritaire et réactionnaire Erdoğan proclamait de nouveau son pouvoir sur la Turquie devant une foule fanatisée. Sans surprise : 20 ans au pouvoir et une troisième victoire aux élections présidentielles, après avoir occupé le poste de premier ministre de 2003 à 2014.


Erdogan devant des drapeaux turcs : sa réélection n'est que la continuité du cauchemar que vit la région.

Félicitations unanimes

Une grande partie de la communauté internationale s’en félicite. Consensus général pour un régime autoritaire, nationaliste et réactionnaire. Sacrée victoire de la démocratie…

Le secrétaire général de l’ONU a salué dès dimanche soir Recep Tayyip Erdoğan, pour sa réélection par la voix de son porte-parole qui «se réjouit à l’idée de renforcer encore la coopération entre Türkiye et les Nations Unies». Idem pour la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et pour le président du Conseil européen, Charles Michel, qui se sont aussi «réjoui» dans des messages sur Twitter de «poursuivre le développement des relations entre l’UE et la Turquie». Le secrétaire général de l’OTAN a même exprimé sa «hâte» de préparer le sommet de l’Alliance atlantique en juillet. Dans la foulée président Ukrainien Zelensky a adressé ses compliments dans un tweet rédigé en turc : «Je félicite le président Erdoğan pour sa victoire aux élections présidentielles. Nous espérons développer notre coopération pour la sécurité et la stabilité de l’Europe et renforcer davantage notre partenariat stratégique au profit de nos pays». Mais le premier dirigeant occidental à féliciter l’autocrate Turc était Macron en promettant : «nous continuerons à avancer». Dans quelle direction ? Le monarque français ne le précise pas…

On peut le deviner, derrière ce déluge de compliments du bloc occidental, il s’agit de ménager un allié précieux aux confins de notre continent, avec un grand pays qui fait le trait d’union entre l’Europe et l’Asie, entre le monde musulman et l’Ouest, alors qu’une guerre mondiale se dessine. Rappelons que la Turquie est une puissance militaire stratégique de l’OTAN.

Dictature électorale

Contrôle presque total des médias, état d’urgence, répression des opposant-es, régime vertical et clientéliste : la campagne présidentielle est à l’image du régime : une sorte d’hybridation. Une «démocratie» autoritaire ou une dictature électorale, c’est selon. D’ailleurs, le score de l’opposition est en soi une victoire et montre la fragilité d’Erdoğan, qui s’est finalement imposé de justesse.

Trois semaines seulement avant le début de l’élection, plus d’une centaine de personnes ont été arrêtées arbitrairement – avocats, journalistes, dirigeants d’ONG et un politicien – sous des chefs d’accusation de terrorisme. Le grand parti de gauche HDP et pro-kurde a tout simplement été saigné, avec 26 000 militants arrêtés depuis 2018, et des élus sont emprisonnés. Le parti est même menacé d’une procédure de dissolution, raison pour laquelle il a fait campagne via l’YSL, le nouveau «parti de la gauche verte». Lors du premier tour, la députée NUPES française Sandra Régol, venue observer les conditions du vote, a été interceptée et expulsée dès son arrivée à l’aéroport d’Istanbul.

Des tentatives d’intimidations ont été observées directement devant les bureaux de vote, jusqu’en France où quatre kurdes ont été agressées par des nationalistes turcs à la sortie de l’isoloir près de Lyon. À Cizre dans la partie Kurde du pays, la police a fait sortir les électeurs qui attendaient dans le jardin d’un bureau en les attaquant avec du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc. Une forte présence policière et militaire a également été constatée à Diyarbakir et Derik, deux villes situées également dans la zone kurde. Il faut dire aussi que, du point de vue d’Erdoğan, les kurdes ne sont pas de bons citoyens turcs tant qu’ils respirent encore.

Surenchère raciste et autoritaire

Dans le camp adverse, mais pas si adverse que ça, la coalition anti-Erdoğan menée par Killiçdaroglu rassemblait six partis allant de l’extrême droite au libéralisme conservateur … Pour schématiser, l’échiquier politique turc n’est pas tant divisé entre droite et gauche, mais entre «laïcs» dans le sillon du fondateur de la Turquie moderne : le très autoritaire mais moderniste et pro-occidental Atatürk ; et les religieux, nostalgiques de l’Empire Ottoman et garants de valeurs réactionnaires, dont fait partie Erdoğan. Ce sont deux blocs où cohabitent de nombreuses tendances, parfois tout aussi autoritaires et racistes de chaque côté.

Parmi la coalition de l’opposition, on trouvait donc la représentante du parti IYI – le «bon parti» – un parti d’extrême droite, nationaliste et conservateur, dont la porte-parole Meral Akşener, fut ministre de l’Intérieur et organisatrice de la répression anti-kurde dans les années 90. Le candidat de l’opposition a également tenté une alliance avec un parti d’extrême droite comprenant un ancien des Loups gris, le parti ultranationaliste aujourd’hui allié de la politique du président turc Erdoğan.

Dans l’entre-deux tours, Killiçdaroglu a même tenté de doubler Erdoğan sur sa droite, en appelant avec virulence à l’expulsion des réfugiés syriens, et proposait à un petit candidat d’extrême droite d’obtenir un «ministère des migrations» en cas de victoire. Il a aussi multiplié les signaux de «fermeté» en invitant des militaires pour le conseiller sur sa campagne. Il s’agissait de récupérer les voix du candidat Sinan Oğan qui avait réuni 5,4% des suffrages au premier tour. Suffisamment pour faire basculer l’élection.

Le tableau politique turque est donc complexe d’un œil français. Ce clivage entre « laïcs » et « religieux » n’empêche pas nationalistes et racistes se confondent dans les deux camps. Erdoğan ou Killiçdaroglu ont bénéficié des mêmes parcours, et se rejoignent sur leur idéologie pro-armée et anti-kurdes.

Question kurde

Kemal Kiliçdaroglu promettait toutefois la libération de Demirtaş – président du HDP et emprisonné depuis 2016 – et l’instauration d’un régime parlementaire plus laïc et libéral. Une façon de s’assurer le soutien de la gauche kurde, qui espérait voir l’étau d’Erdoğan se déserrer. Un journaliste français présent sur place nous explique : «En tant qu’observateur électoral invité par le parti de gauche kurde HDP soutenant une coalition de la gauche verte (YSL), je me suis rendu à Diyarbakir pendant plusieurs jours avant de faire un tour des bureaux de vote du côté de Malatya. Parmi les Kurdes que j’ai rencontré, personne ne se faisait d’illusion sur l’opposant d’Erdoğan, candidat de la modération et du consensus libéral-autoritaire. Mais tout le monde espérait que sa victoire sur Erdoğan puisse desserrer l’étau que celui-ci fait peser sur le peuple kurde».

Mais dans l’entre deux tours, le débat s’enflamme. Erdoğan accuse l’opposition d’être soutenue par le PKK – le Parti des Travailleurs du Kurdistan – : «Ils reçoivent les ordres des terroristes de Qandil (QG du PKK), nous, nous recevons les ordres d’Allah et de notre nation». Le candidat Kemal Killiçdaroglu joue alors exactement le même registre en demandant : «Erdoğan, n’est-ce pas toi qui t’es assis maintes fois à la table des négociations avec les organisations terroristes ?» Il évoquait ainsi un vieux processus de paix envisagé il y a 20 ans. L’opposant insinuait ainsi qu’Erdoğan était encore trop tolérant avec la résistance Kurde !

Il fallait donc s’attendre quel que soit le gagnant à la poursuite des persécutions contre les Kurdes et les minorités. Dès l’annonce de la réélection d’Erdoğan, des groupes armés ont fait couler du sang en Turquie et dans le canton kurde d’Afrin. Pour son discours de victoire, Erdoğan a demandé à ses dizaines de milliers de supporters de huer un ancien député kurde emprisonné depuis 7 ans, avant de scander «peine de mort» à son encontre. Notons que la diaspora turque a massivement voté Erdoğan, contribuant largement à sa réélection, plus que la population vivant en Turquie, qui va subir les conséquences de ce scrutin.

Aucune illusion ne berçait donc la jeunesse turque et le peuple kurde, qui vont devoir vivre cinq ans de plus sous le joug d’une autocratie belliciste et réactionnaire. La jeunesse féministe, et anticapitaliste qui n’a connu qu’Erdoğan au pouvoir a laissé éclater leur désespoir sur les réseaux sociaux, une jeune femme a même commis un geste désespéré. Nos pensées les accompagnent dans cette épreuve. La crise économique qui menace la monnaie turque et l’inflation galopante pourraient toutefois provoquer une vague de contestation sociale conte le système Erdoğan… Et réveiller la société, comme cela avait été le cas en 2013 à Istanbul lors du mouvement du parc Gezi : une déferlante révolutionnaire comparable à Mai 68.


Sources :

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