Conseil de lecture : “Le Pen et la torture”


«Le Pen et la torture, Alger 1957, l’histoire contre l’oubli», Fabrice Riceputi, Le Passager Clandestin et Mediapart, 2024.


Couverture du livre "Le Pen et la torture", de Fabrice Riceputi

Entre fierté, nostalgie coloniale et négationnisme, la France a toujours eu du mal à reconnaître ses torts ou encore à fournir un travail mémoriel conséquent sur la colonisation dont elle a été la responsable. En France on préfère oublier ce passé qui ne passe pas.

Le cas de la guerre d’indépendance algérienne, que le peuple algérien aura préféré appeler Révolution, est frappant. Admettre que la guerre d’Algérie entache le beau roman national paraît toujours autant être une mission impossible pour les élites et la société française en général. La République a du sang sur les mains.

Au-delà du simple aveu de la colonisation, de ce que signifie cette réalité française tant du point de vue politique que du point de vue familial, c’est peut-être du côté du récit médiatique qu’il est intéressant d’étudier. En effet, le domaine médiatique rassemble ces différents groupes sociaux étroitement liés par une même histoire. Il les rassemble à la croisée des points de vue politiques, des vécus et des diverses écritures de l’histoire.

Le livre de Fabrice Riceputi, «Le Pen et la torture», propose justement de rassembler les éléments d’un dossier historique éparpillé, qui se trouve être le parfait exemple de ces tergiversations médiatiques. Comment briser le silence face aux preuves intangibles de la barbarie et de la répression coloniale que l’État français a fait subir à ceux qui se battaient pour leur liberté ?

L’enjeu de l’affirmation de cette réalité s’est retrouvé heurté au paysage politique français. En effet, les nostalgiques de la colonisation ont été fédérés autour d’un parti d’extrême droite et de son président, Jean-Marie Le Pen. En plus du projet politique d’intolérance qu’on lui connaît, le Front National a été le symbole de la mauvaise foi historique au service de la nostalgie de L’Algérie française. Son président lui-même a pratiqué la torture durant ces sombres années.

Celui-ci est resté 3 mois en Algérie en 1957. Trois mois pendant lesquels sa mission est de se «rendre au domicile de “suspects”, accompagné d’une escouade de parachutistes», laissant des familles endeuillées et traumatisées après son passage. Par exemple, la nuit du 2 février 1957, Abdelkader Ammour, 19 ans, est dénudé et torturé, «des électrodes sont placées sur ses seins et son sexe. Puis il doit ingérer de force de grandes quantités d’eau sale». C’est Le Pen, assis sur lui, qui commande la torture. Dans la même nuit, Mustapha est également torturé par Le Pen, alors appelé «lieutenant Marco».

Au matin du 3 mars 1957, Mohamed Cherif Moulay, 12 ans, découvre un poignard oublié dans la maison familiale, à Alger. L’un des parachutistes français qui a enlevé et torturé son père, Ahmed, avant de l’exécuter, a fait tomber l’objet lors de sa venue. L’enfant cache la pièce à conviction, que les parachutistes ne retrouveront pas malgré plusieurs fouilles. Il s’agit d’un couteau des Jeunesses Hitlériennes. Sur le fourreau de ce poignard, le propriétaire a fait graver son nom. On peut lire : «J. M. Le Pen, 1er REP».

Ali Rouchaï. Mohamed Louli. Lakhdari Khelifa. Rachid Bahriz. Ahmed Moulay. Abdenour Yahiaoui. Ahmed Bouali ben Ameur. Les témoignages de victimes algériennes sont nombreux et cohérents à décrire les actes de barbarie dont Le Pen est coupable.

Le livre de Fabrice Riceputi nous propose de démêler une histoire de violence et d’oppression longtemps ignorée et difficilement audible. Chronologiquement et géographiquement, il reconstitue le parcours de Jean Marie Le pen en Algérie et analyse la crédibilité des diverses sources, celles qui témoignent d’une histoire honteuse et violente mais aussi celles qui tentent de dédouaner les actes d’un homme qui fondera ensuite un parti politique raciste. Un parti issu de la colonisation et qui est devenu désormais une force politique aux portes du pouvoir.

Cette enquête, écrite par un brillant historien et éditée par le média indépendant Mediapart, est claire et efficace.

Le feuilleton médiatique et judiciaire de Le Pen tortionnaire est long de plusieurs décennies, il commence dès la fin des années 1950 par une émission-débat à la télévision où, face à Jean Marie Le Pen, un journaliste lit un témoignage provenant de la police algérienne qui accuse l’homme politique de torture. C’est la première accusation publique à l’encontre de Le Pen.

Ce qui est frappant, c’est que ce dernier ne nie aucunement les accusations, laissant planer le doute et préférant faire l’éloge de ceux qui ont combattu courageusement et par tous les moyens les «terroristes du FLN». Un discours qui fait écho à l’actualité politique et internationale récente. Un discours vieux comme la colonisation.

Plus tard, dans les années 1960, Jean Marie Le Pen déclare lui-même : «je n’ai rien à cacher, j’ai torturé parce qu’il fallait le faire».

Il est à noter que le rôle du lieutenant Le Pen dans la guerre d’Algérie est relativement insignifiant, mais il se trouve qu’il y a participé et qu’il fut membre d’une armée coloniale qui enseigna la torture à certains officiers dans le cadre d’un centre de formation à la «guerre anti-subversive». La torture sur des êtes humains, Jean Marie Le Pen l’a bien exercée sur des membres du FLN.

Tout l’enjeu des décennies suivantes a été de médiatiser de nouveaux témoignages (parfois tardifs) à l’encontre de Jean-Marie Le Pen et de les confondre avec des éléments censés l’innocenter, le tout dans un contexte politique de volonté d’oubli de la violence coloniale. Malgré le travail de journalistes du Monde et du Canard Enchaîné, c’est dans l’indifférence que tombent les divers témoignages et enquêtes journalistiques qui ne laissent plus la place au doute quant aux agissements du leader du FN. Et cela en raison d’un jeu sémantique et politique qui permet à Le Pen de poursuivre des journalistes en diffamation.

Ce n’est que dans les années 1990, alors que le contexte politique n’est plus le même, que Jean-Marie Le Pen est rattrapé une fois encore par son passé avec la publication d’enquêtes d’historiens qui font grand bruit, et qui remettent sur la table la question de la violence coloniale dans le débat français. Jusque dans les années 2000, livres et enquêtes journalistiques se succèdent, pour finalement rendre plus claire la réalité du parcours violent de Jean-Marie Le Pen.

Aujourd’hui c’est ce livre de Fabrice Riceputi qui retrace en détail les réalités, les mensonges, et les rebondissements médiatiques autour du parcours d’un Le Pen soldat et tortionnaire : le symbole d’une France qui se ment à elle-même mais qui finit bel et bien par se découvrir sous le poids de l’Histoire. Un fasciste tortionnaire a été au second tour d’une élection présidentielle, et sa fille est en lice pour accéder au pouvoir.

Un livre salutaire, à lire et découvrir, qui éclaire un peu plus notre histoire, notre temps et qui ne laisse plus la place au mensonge colonial.


Il s’agira par la suite de ne pas oublier cette citation de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui résume le propos : «En deux mots, ce serait insulter Jean-Marie Le Pen que de ne pas le traiter de tortionnaire».


À lire également, notre précédent article sur Le Pen et la torture en Algérie :

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