Retour sur le coup de force le plus raté de l’année
Coup de théâtre mardi 3 décembre en Corée du Sud. Le président Yoon Suk Yeol, issu de la droite conservatrice et par ailleurs très anti-féministe, intervient à la télévision. Il annonce par surprise l’instauration d’un régime d’exception : «Pour protéger la Corée du Sud […] et pour éliminer les éléments anti-États… Je déclare par la présente la loi martiale d’urgence».
Selon lui l’opposition, y compris parlementaire, serait en train de «planifier une rébellion» contre «l’ordre constitutionnel», en faveur de la Corée du Nord.
Dans la foulée, l’armée est déployée dans les rues, avec des soldats, des blindés sur les routes et des hélicoptères militaires qui volent au-dessus du Parlement coréen. Un coup d’État en 2024, dans un pays riche, considéré comme une grande démocratie asiatique. Un retour inattendu aux plus grandes heures de la guerre froide.
Immédiatement après le discours présidentiel, les députés sont empêchés d’entrer dans l’Assemblée, l’armée annonce l’arrêt de toute activité parlementaire, l’interdiction des partis politiques et envahit le parlement en brisant les vitres du bâtiment. Les militaires annoncent que toute personne qui organiserait une réunion politique, une manifestation ou une quelconque action sur la voie publique sera arrêtée.
Mais qu’est-ce qui est passé par la tête du président ? Pourquoi a-t-il prononcé la loi martiale ? En fait, plus qu’une «menace nord-coréenne», il semble qu’il ait voulu ainsi imposer le vote de son projet de budget qui était rejeté par l’opposition parlementaire. Yoon Suk Yeol est aussi un président impopulaire et mis en cause pour diverses activités illégales. Toute ressemblance avec la situation française n’est que pur hasard…
Par ailleurs, la Corée du Sud est traversée par d’importants mouvements sociaux. En juillet, des milliers de travailleurs de Samsung Electronics avaient déclenché les premières grèves de l’histoire de l’entreprise, connue pour ses méthodes antisyndicales. Des grèves de médecins touchent aussi le pays depuis des mois. C’est assez logiquement que le président a annoncé avec la loi martiale que «les grèves, les arrêts de travail et les actes de rassemblement qui incitent au chaos social sont interdits».
Sauf que son coup d’État a fait plouf en quelques heures. Alors que l’armée était déployée, des dizaines de milliers de Sud-coréens sont descendus dans les rues et ont manifesté toute la nuit contre la loi martiale. Le peuple a tenu tête aux soldats, qui ont parfois mis en joue la foule. Face à cette déferlante, même les tanks ne pouvaient rien faire, à moins de déclencher un bain de sang. Ce qui n’a, heureusement, pas eu lieu.
Dans le même temps, des députés ont eux aussi fait face à l’armée et ont escaladé les grillages autour de l’Assemblée pour siéger malgré l’interdiction. Les militaires ont arrêté plusieurs d’entre eux.
La loi martiale a aussi affolé les marchés financiers : le cour du Won, la monnaie coréenne, a chuté brutalement, de même que les actions des entreprises du pays. Enfin, coup de grâce pour le président sud-coréen, même les USA, qui sont les maitres du sort du pays depuis la seconde guerre mondiale et qui disposent de bases militaires dans la région, ont fini par demander un retour à la normale, étant donné la mobilisation et le désordre qui s’annonçait.
Finalement, le Parlement sud-coréen a réussi à se réunir et a voté à une très large majorité la levée de la loi martiale. Même au sein du parti présidentiel, la plupart des élus ont désavoué leur chef. Le Président du Parlement sud-coréen a annoncé que : «Tous les soldats qui appliquent encore la décision de la loi martiale seront jugés pour trahison».
Dans la foulée, la confédération coréenne des syndicats a émis un appel à la grève générale illimitée pour obtenir la démission du président et du gouvernement. Pendant que la population célébrait sa victoire dans la rue, les soldats se retiraient du Parlement et des rues.
En quelques heures seulement, une grande puissance économique comme la Corée a donc connu un coup d’État, une parenthèse dictatoriale et un soulèvement populaire pour y mettre fin. C’est la démonstration que tout est possible quand un pouvoir est aux abois, mais que la réactivité populaire peut défaire les manœuvres autoritaires.
Pour autant, le coup de force du président Yoon Suk-yeol ne vient pas de nulle part. La Corée du Sud est un État né de la guerre et du massacre de 200.000 opposant-es socialistes et communistes sud-coréen-nes. À la fin de la seconde guerre mondiale, la Corée n’était pas séparée entre Sud et Nord : le pays avait été libéré par l’armée rouge, après une colonisation atroce de l’empire japonais, qui était allié aux nazis.
La Corée aurait pu devenir un grand pays socialiste, mais il n’était pas question pour le bloc de l’Ouest de laisser ce territoire tomber dans l’orbite soviétique. C’est ce qui a mené à des tueries de grévistes et de communistes par la police et l’armée dès la sortie du conflit mondial, puis à la guerre de Corée entre 1950-1953, et à la partition du pays. Et si la Corée du Nord est toujours un régime totalitaire dynastique pseudo-communiste, la Corée du Sud est restée une dictature anti-communiste inféodée aux USA, jusque dans les années 1980.
Le coup de force raté qui vient d’avoir lieu en Corée du Sud nous le rappelle : rien n’est jamais acquis, les libertés sont précaires, et tous les reculs restent possibles.
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