Tribune : «Journalistes, nous nous déclarons solidaires de nos collègues de Gaza»

Un casque et un gilet bleus indiquant "PRESS" recouvrent le corps d'un journaliste mort à Gaza.

Gaza est le plus grand cimetière de journalistes du monde. Il y a quelques jours encore, l’armée israélienne revendiquait l’assassinat d’un reporter palestinien de la radio Al-AqsaSa, Mohammed Saleh al-Bardawil, l’accusant d’avoir «utilisé les médias pour imposer une terreur psychologique». Sa mort portait à 209 le nombre de journalistes tués dans l’enclave palestinienne depuis octobre 2023. Une semaine plus tôt, un jeune journaliste était abattu après avoir laissé un testament à ses proches.

En août dernier, une munition israélienne décapitait le journaliste Ismail Al-Ghoul alors qu’il était au volant, portant un gilet floqué Press parfaitement identifiable, et qu’il était en reportage avec son collègue cameraman, Rami al-Refee, tué lui aussi. Israël mène une guerre contre la vérité et la presse. Les principales organisations françaises de défense des journalistes signent une tribune de soutien à leurs collègues de Gaza, et appellent la profession à se rassembler à Paris, mercredi 16 avril.


«Ce n’est pas courant pour un journaliste d’écrire son testament à l’âge de 23 ans. C’est pourtant ce qu’a fait Hossam Shabat, correspondant de la chaîne qatarie Al-Jazeera Mubasher dans la bande de Gaza. Le jeune homme, conscient que les bombardements israéliens sur le Territoire palestinien ont drastiquement réduit l’espérance de vie des membres de sa profession, a composé un court texte, à publier s’il devait lui arriver malheur.

Ces mots ont finalement été postés sur les réseaux sociaux lundi 24 mars. «Si vous lisez ceci, cela signifie que j’ai été tué», commence le message dans lequel le reporter d’Al-Jazeera évoque ses nuits à dormir sur le trottoir, la faim qui n’a jamais cessé de le tenailler et son combat pour «documenter les horreurs minute par minute». «Je vais enfin pouvoir me reposer, quelque chose que je n’ai pas pu faire durant les dix-huit mois passés», conclut le reporter palestinien, tué par un tir de drone israélien sur la voiture dans laquelle il circulait, à Beit Lahia, dans le nord de Gaza. Un véhicule qui portait le sigle TV et le logo d’Al-Jazeera.

En un an et demi de guerre dans l’enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes telles Reporters sans frontières (RSF), le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et la Fédération internationale des journalistes (FIJ), en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate (PJS). Dans l’histoire de notre profession, tous conflits confondus, c’est une hécatombe d’une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l’université américaine Brown.

Au moins une quarantaine de ces journalistes, à l’instar de Hossam Shabat, ont été tués stylo, micro ou caméra à la main. C’est le cas de Ahmed al-Louh, 39 ans, caméraman de la chaîne Al-Jazeera, qui a péri dans une frappe aérienne, alors qu’il tournait un reportage dans le camp de réfugiés de Nusseirat, le 15 décembre 2024. Et de Ibrahim Mouhareb, 26 ans, collaborateur du journal Al-Hadath, tué par le tir d’un char, le 18 août 2024, alors qu’il couvrait le retrait de l’armée israélienne d’un quartier de Khan Younès. Des cas soigneusement documentés par les organisations précitées.

Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle PRESS, les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l’armée, sans que celui-ci ne fournisse de preuves crédibles à l’appui de ces accusations. Autant d’éléments qui incitent à penser qu’ils ont été délibérément visés par l’armée israélienne.

Pour tous les défenseurs des droits humains, un constat s’impose

D’autres de nos collègues de Gaza sont morts dans le bombardement de leur domicile ou de la tente où ils s’étaient réfugiés avec leurs familles, comme des dizaines de milliers d’autres Palestiniens. C’est le cas de Wafa al-Udaini, fondatrice du collectif de journalistes 16-Octobre, tuée dans une frappe sur la ville de Deir al-Balah, le 30 septembre 2024, avec son mari et leurs deux enfants. Et de Ahmed Fatima, une figure de la Maison de la presse de Gaza, une ONG soutenue par des bailleurs européens, qui formait une nouvelle génération de journalistes.

Le 13 novembre 2023, un missile a frappé l’étage de l’immeuble où il résidait avec son épouse et leur fils de 6 ans, à Gaza-ville. Les parents ont réchappé à l’explosion, mais l’enfant a été blessé au visage. Ahmed Fatima l’a pris dans ses bras et s’est précipité dans la rue pour l’amener à l’hôpital. A peine avait-il parcouru cinquante mètres qu’un second missile s’abattait à proximité de lui et le tuait. Six jours plus tard, le 19 novembre, le fondateur et directeur de la Maison de la presse, Bilal Jadallah, mourrait à son tour dans le tir d’un char israélien sur son véhicule.

D’autres ont survécu, mais dans quelles conditions ? Le journaliste reporter d’images Fadi al-Wahidi, 25 ans, est paraplégique depuis qu’une balle lui a sectionné la moelle épinière, le 9 octobre 2024, alors qu’il filmait un énième déplacement forcé de civils, comme l’a rapporté le média d’investigation Forbidden Stories. Wael al-Dahdouh, célèbre correspondant d’Al-Jazeera à Gaza, a quant à lui appris la mort de sa femme et de deux de ses enfants dans un bombardement, en plein direct, le 25 octobre 2023. Pour les journalistes palestiniens, «couvrir» la mort d’un collègue ou d’un proche fait désormais partie d’une macabre routine.

Nous déplorons également la mort des quatre journalistes israéliens qui ont péri dans l’attaque terroriste menée par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que celle de neuf confrères libanais et d’une consœur syrienne lors de frappes israéliennes. Mais l’urgence est aujourd’hui à Gaza. Pour tous les défenseurs des droits humains, un constat s’impose : l’armée israélienne cherche à y imposer un black-out médiatique, à réduire au silence, autant que possible, les témoins des crimes de guerre commis par ses troupes, au moment où un nombre croissant d’ONG internationales et d’instances onusiennes les qualifient d’actes génocidaires. Cette volonté de faire obstacle à l’information se traduit également par le refus du gouvernement israélien de laisser la presse étrangère pénétrer dans la bande de Gaza.

Il est de notre devoir de dénoncer

N’oublions pas la situation en Cisjordanie occupée, où l’on commémorera, dans quelques jours, les trois ans de la mort de Shireen Abu Akleh. La correspondante vedette d’Al-Jazeera a été abattue à Jénine, le 11 mai 2022, par un soldat israélien qui n’a eu aucun compte à rendre pour son crime. L’agression par des colons, le 24 mars dernier, de Hamdan Ballal, coréalisateur du documentaire oscarisé No Other Land, qui a été ensuite arrêté par des soldats dans l’ambulance qui l’emmenait se faire soigner, témoigne de la violence à laquelle s’exposent ceux qui tentent de raconter la réalité de l’occupation israélienne. Elle révèle aussi l’impunité offerte quasi systématiquement à ceux qui cherchent à les faire taire.

En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d’informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d’entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n’est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l’absence de journalistes occidentaux. C’est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d’un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable actuellement en cours à Gaza.»


Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; « Capital » ; « Challenges » ; « Le Courrier de l’Atlas » ; « Courrier International » ; « Le Figaro » ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; « L’Humanité » ; L’Informé ; Konbini ; LCI ; « Libération » ; M6 ; « Mediapart » ; « Le Monde » ; « Le Nouvel Obs » ; Orient XXI ; « Politis » ; « Le Parisien » ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; « Sept à Huit » ; « 60 millions de consommateurs » ; « Télérama » ; TF1 ; « La Tribune » ; TV5 Monde ; « L’Usine nouvelle » ; « La Vie ».

Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l’Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.

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