Europe forteresse : un exilé soudanais en procès pour avoir conduit une embarcation, les dirigeants européens toujours impunis


Qui sont les vrais criminels ? D’un côté, Ibrahim A, rescapé soudanais, est accusé d’homicide involontaire après le naufrage de l’embarcation dans laquelle il fuyait vers l’Angleterre. De l’autre, 122 dirigeants de l’Union Européenne accusés de crime contre l’humanité pour leur politique migratoire raciste et néocoloniale. Décryptage.


Un bateau rempli d'exilés comme Ibrahim en train de sombrer en Méditerranée.

Criminaliser les personnes exilées

À partir du mardi 4 novembre et jusqu’au 18, Ibrahim A. sera jugé à Paris pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et aide à l’entrée et au séjour irrégulier en bande organisée. L’affaire est traitée par la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Il est jugé avec neuf autres personnes qu’on accuse de faire partie d’un réseau de passeurs. Il risque jusqu’à 10 ans de prison.

Ibrahim a 31 ans, il est originaire du Darfour Ouest, et a fui le génocide de la population masalit au Soudan. Lui et sa famille se sont d’abord réfugiés dans un camp de déplacés à Krinding, puis au Tchad. Alors que son épouse obtient l’asile aux États-Unis, où elle exerce son métier d’infirmière, lui prend le chemin de l’exil vers l’Europe de l’Ouest. Il passe par la Libye, puis traverse la Méditerranée en bateau, passe par l’Italie, puis arrive en France après plusieurs mois. «Je comprenais beaucoup plus l’anglais, c’est pour cela que j’ai voulu partir en Angleterre» explique Ibrahim.

Dans la nuit du 11 au 12 août 2023, il monte dans une embarcation pneumatique afin de traverser la Manche, aux côtés de 68 passagers, majoritairement afghans. «Je suis monté pour aller chercher une vie meilleure» explique-t-il. L’un des gonfleurs de l’embarcation explose, et c’est le naufrage. Sept personnes meurent. 35 rescapés sont auditionnés par les enquêteurs, et une vingtaine d’entre eux reconnaissent Ibrahim comme étant le conducteur de l’embarcation. Ibrahim le nie, et rappelle «J’habite le Darfour, on n’a même pas de mer pour apprendre à conduire une barque». Tous les témoins rescapés sont formels : tous les passagers du bateau étaient des exilés fuyant leur pays, y compris Ibrahim. En réalité, les passeurs ne montent pas sur les bateaux : pourquoi risqueraient-ils leur vie ? En règle général, ils choisissent un passager, désigné comme pilote.

Son avocat, maître Raphaël Kempf, rappelle les questions lunaires posées par la juge d’instruction sur les normes des gilets de sauvetage. «Le but de la juge, c’est de démontrer la faute sur le manquement à la sécurité qui caractérise l’homicide involontaire, c’est pour cela qu’elle évoque cette norme». Ce faisant, elle dépolitise totalement l’exil d’Ibrahim, qui aurait pu mourir cette nuit là. En s’attardant sur les détails techniques, elle évite de poser les questions fondamentales qui poussent 68 personnes à risquer leur vie sur un bateau de fortune au milieu de la nuit. Ibrahim, lui, ne portait même pas de gilet de sauvetage cette nuit-là.

Depuis son arrestation, il est toujours en détention provisoire à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. Sa demande d’asile lui a été refusée. Il est jugé au milieu d’un groupe de neuf autres personnes, toute suspectées de trafic d’être humain. Ce faisant, la justice montre sa volonté de criminaliser les personnes exilées afin de mieux justifier les politiques toujours plus répressives contre elles. Ces procès contre les passeurs servent en outre à leur faire porter la responsabilité des morts en mer, alors même que les premiers responsables sont les États qui mettent en œuvre cette politique. En 2024, au moins 78 personnes sont mortes en tentant la traversée de la Manche.

Des dirigeants européens accusés de crimes contre l’humanité

En 2024, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et l’association Utopia 56, qui vient en aide aux exilés, ont déposé une plainte pour complicité de crimes contre l’humanité et de torture contre Fabrice Leggeri , l’ancien patron de Frontex. Cet homme était à la tête de l’agence de l’Union Européenne chargée de militariser les frontières et de refouler les immigrés. Il est aujourd’hui responsable au sein du Rassemblement Nationale. La plainte déposée contre lui estime que Frontex a joué «un rôle essentiel dans la commission (…) de crimes contre l’humanité» en Méditerranée, qui est «la route migratoire la plus meurtrière au monde».

En 2022, une précédente plainte pour crime contre l’humanité était déposée à la Cour Pénale Internationale à l’encontre d’anciens représentants des institutions européennes et d’anciens dirigeants. Le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains et l’organisation Sea-Watch accusaient ces responsables de refoulements illégaux et parfois mortels d’exilés, en partenariat avec les garde-côtes libyens.

En 2019 déjà, les avocats Omar Shatz et Juan Branco avaient saisi la Cour Pénale Internationale et accusé 122 dirigeants européens de crimes contre l’humanité, dont François Hollande, Emmanuel Macron, Angela Merkel, Donald Tusk, mais aussi Fabrice Leggeri. Le rapport de 700 pages évoquait notamment les 40.000 morts noyés en mer Méditerranée depuis 2014, ainsi que les 150.000 personnes renvoyées en Libye où elles ont subi des détentions arbitraires, des viols, de la torture et de l’esclavage.

«Nous avons pénétré au cœur de cet appareil de pouvoir» explique maître Shatz. Car les pays comme la France, qui accusent des hommes comme Ibrahim d’être des criminels, sont en réalité les vrais criminels, et organisent leur crime à grande échelle. «C’est une architecture politique assumée : externaliser la frontière vers une Libye dévastée, transformer les garde-côtes libyens en sous-traitants de la forteresse européenne, et faire de la dissuasion par la peur un instrument de régulation migratoire» explique le média indépendant Méditerranée. «Le mémoire cite des comptes rendus de réunions du Conseil européen, des notes diplomatiques et des entretiens avec plus de 70 hauts fonctionnaires : autant de preuves d’un système où les dirigeants savaient. Savaient que les migrants interceptés seraient enfermés dans des geôles sordides ; savaient que la coopération avec les milices libyennes nourrissait des crimes de masse ; savaient que chaque refoulement, chaque naufrage, chaque renvoi contribuait à une tragédie humaine programmée».

En sous-traitant la gestion des frontières à des milices privées ultra violentes et à des régimes autoritaires comme la Libye, les dirigeants européens ont délibérément commis des crimes contre l’humanité. Cette externalisation répond également d’une logique néocoloniale de gestion des frontières. Ainsi, la Tunisie a été contrainte de s’allier à cette politique sous pression financière et diplomatique. Le média Decolonial news ajoute que «cette sous-traitance n’est pas une dérive, c’est une logique impérialiste et néocoloniale : faire porter aux pays du Sud les conséquences des guerres, du pillage et des déséquilibres crées par l’Occident».

Les défenseurs de l’Union Européenne évoquent le fait que les États membres n’ont fait que protéger leur souveraineté. comment cette souveraineté pourrait-elle justifier le fait de devenir complice de crimes contre l’humanité ? Les pays européens ont une connaissance très précise des sévices subis par les personnes exilées renvoyées en Libye. Ils se sont toujours placée au-dessus de la justice internationale, cette dernière n’étant bonne que pour les pays du Sud. «Le droit de la CPI est né ici, mais il ne s’appliquait qu’aux autres» explique maître Shatz. Il est temps que nos dirigeants soient soumis aux mêmes exigences qu’ils entendent imposer aux autres.

Pourtant, malgré ces multiples plaintes, ni les dirigeants de Frontex ni les gouvernants européens n’ont comparu sur le banc d’un tribunal, contrairement à Ibrahim, jugé ce mardi pour l’exemple.

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