Mort de Jean Pormanove : la bonne et la mauvaise censure


Les publications sociales et anti-racistes réprimées, la torture en direct de Jean Pormanove impunie. BFM au secours des tortionnaires. La chaîne Kick de retour en ligne. Une autopsie à décharge… Décryptage


Capture d'écran d'un live où Jean Pormanove est torturé devant des milliers de petits tortionnaires en puissance.

Le genre des Snuff movies est apparu dans les années 1970. Il met en scène de manière crue des crimes réels ou supposés, avec un grand réalisme. Avec la généralisation d’internet dans les années 2000, les meurtres et actes de torture en ligne, filmés par des militaires ou des cartels de la drogue, est devenu un phénomène de masse. Avec les application de streaming, la pratique d’actes de violence, d’humiliation et de torture en direct, contre des rétributions, est devenue un business lucratif.

La mort en live, devant des milliers de viewers, de Jean Pormanove le 18 août est à l’intersection du genre Snuff, de la télé-réalité trash telle qu’elle existe depuis Loft Story – mais en version lowcost – et des émissions les plus abrutissantes des médias des milliardaires, incarnées en France par Cyril Hanouna.

Tout le monde se demande à présent comment une bande de crétins sadiques a pu réaliser des centaines de milliers d’euros de profits et cumuler des millions de vues en torturant un marginal en mauvaise santé, allant jusqu’à diffuser son agonie en direct, comme s’il s’agissait de moins qu’un chien. Pourtant, ces sévices étaient documentés et connus depuis des mois. Médiapart avait publié une enquête et contacté le gouvernement dès 2024, des signalements avaient été faits à l’Arcom. Mais la chaîne Kick des influenceurs Naruto et Safine est restée en ligne sans aucune répercussion.

Le 19 août, le préfet du Val-d’Oise annonce qu’il dépose plainte contre le député insoumis Aurélien Taché, car il a dénoncé sur internet un acte de violences policières dans sa circonscription. Le préfet dénonce une «communication sur X, diffamatoire et injurieuse envers les policiers» et réclame le retrait «de cette publication, déshonorante».

Quel est le rapport entre ces deux faits ? Il est évident : au sommet de l’État comme dans la jungle des réseaux sociaux, il y a la bonne et la mauvaise censure. Défendre la Palestine ou les droits sociaux, dénoncer les violences policières ou le racisme expose à la répression et l’invisibilité, alors que la mise en ligne de contenus déshumanisants, violents et fascistes est valorisée.

Revenons d’abord à la mort de Jean Pormanove. Le matin de son décès, il était séquestré depuis 12 jours dans une pièce de la taille d’une cellule, dans le cadre d’une «expérience» imposée par ses acolytes. Il dormait à même le sol, devait demander l’autorisation d’aller aux toilettes et subissait quotidiennement des exactions. Quelques heures avant de mourir, il avait demandé à deux reprises qu’on appelle l’hôpital, sans que personne ne réagisse, ni dans la pièce, ni parmi les spectateurs.

Le 15 août, il s’était déjà plaint de douleurs à l’oreille, ce qui n’avait pas empêché ses tortionnaires, déguisés, de le cogner au sol et de lui tirer les cheveux. Il avait été contraint de porter une pancarte «JP t’es moche», et avait eu les lettres «PD» écrites sur son front. Ces brimades étaient accompagnées de centaines de messages d’insultes contre lui et d’encouragement à le violenter dans le chat de la vidéo.

Médiapart a analysé les 300 heures de «live» précédant sa mort, et a recensé des claques et coups au visage innombrables, des étranglements répétés, un sac plastique mis sur sa tête pour simuler un étouffement, des décharges électriques avec un collier pour chien, une cigarette piégée qui lui a explosé au visage, un passage à tabac collectif alors qu’il était recroquevillé, des réveils brutaux par un seau d’eau, du bruit et des privations de sommeil. Pormanove avait aussi été travesti de force, déguisé en bébé avec une couche, un bavoir et une tétine, menacé lorsqu’il demandait à quitter le jeu, forcé à frapper un autre streamer handicapé, été humilié sans relâche sur son physique, son âge, son absence de compagne. Son acolyte, surnommé Coudoux, placé sous curatelle, n’était pas rémunéré et travaillait sans l’accord de son tuteur légal.

En direct, c’est donc un véritable système de torture et d’exploitation de personnes vulnérables qui s’est affiché pendant des semaines. Et pourtant, personne n’a rien fait. Pire, des sportifs et influenceurs célèbres ont soutenu le show et sont même apparus dans les lives : les footballeurs Bradley Barcola du PSG ou Pierre-Emerick Aubameyang de l’OM. L’ancien joueur Adil Rami a été filmé en compagnie des membres du «Lokal», pour donner des conseils de boxe. L’un des influenceur les plus suivis de France, Nasdas, est aussi apparu sur la chaîne, et expliquait en rigolant à propos de ces vidéos : «Ils enculent JP».

On a peu entendu les personnalités suivies par la jeunesse prendre parti pour Gaza depuis deux ans. Si ces célébrités minables avaient pris position pour la Palestine, elles auraient été traînées dans la boue, diffamées et peut-être poursuivies. Mais leur soutien à la torture de personnes vulnérables est passé inaperçu. Les lâches et les petits fascistes en puissance sont valorisés dans cette société malade, alors que la soif de justice est écrasée.

Non seulement ni l’Arcom, ni la police, ni le gouvernement n’ont bougé, mais à présent tout est fait pour étouffer l’affaire Pormanove. Une autopsie réalisée sur le cadavre de la victime «écarte l’intervention d’un tiers» et privilégie une cause «d’origine médicale ou toxicologique» selon les médias. Comme si priver de sommeil un homme ayant une santé fragile et lui faire subir des violences et un stress extrême pendant près de deux semaines d’affilée n’était pas une cause de sa mort. Même une personne en bonne santé, dans des conditions de détention aussi dures, peut mourir. Réveiller un détenu par surprise, le frapper, l’étouffer est considéré par la loi comme de la torture. Mais l’autopsie fait comme si cela n’existait pas.

BFM fait le service après-vente des tortionnaires depuis deux jours. La chaîne titre : «Un fan de Jean Pormanove qui avait vécu à ses côtés assure que le streameur ‘savait qu’il jouait un rôle’». Un drôle de rôle, puisque la victime était couverte d’hématomes et de blessures, et que sa mort est bien réelle. Un journaliste de la chaîne se fait même le porte-voix des accusés : «Ça prend des proportions très graves», dit-il en citant la famille de Naruto. Il faut dire que Naruto, qui se nomme Owen Cenazandotti, est un fils de petit notable et élu municipal, disposant visiblement de réseaux, contrairement au défunt, qui était précaire et isolé. On apprend enfin ce 21 août que la plateforme Kick aurait déjà remis en ligne la chaîne Kick incriminée !

Pourquoi détailler tout cela ? Car depuis des années, la censure est de plus en plus dure sur les réseaux sociaux, et qu’il faut encore et toujours dénoncer ce deux poids deux mesures scandaleux.

Le 22 mars 2023, une dame d’une cinquantaine d’années a vu des policiers débarquer chez elle et l’emmener au poste. Elle avait seulement publié sur son compte Facebook les mots «Macron ordure». Durant l’été 2023, les plateformes en ligne ont travaillé main dans la main avec la police lors des émeutes pour Nahel, pour censurer les appels à la révolte et poursuivre leurs auteurs.

Depuis deux ans, les perquisitions et arrestations se multiplient suite à des posts pour Gaza sur les réseaux sociaux. Des dizaines de personnes sont poursuivies pour «apologie du terrorisme» pour de simples mots en ligne. Cela veut dire que les plate-forme collaborent systématiquement avec les autorités françaises pour permettre ces arrestations.

En parallèle, les contenus pro-palestiniens sont invisibilisés par Facebook et Meta, alors que ceux soutenant Israël sont boostés et mis en avant par les algorithmes, comme l’a révélé une enquête de la BBC en décembre dernier.

En mai 2019 déjà, le patron de Facebook, Mark Zuckerberg était convié à l’Élysée pour discuter «des moyens de lutter contre les contenus haineux sur Internet». Le chef de l’État demandait une plus grande marge de manœuvre pour réprimer l’usage contestataire du réseau social. Peu après, Facebook s’engageait à délivrer systématiquement les adresses IP lorsque la justice française le lui demande. Visiblement, les «contenus haineux» pour l’Élysée, ce sont les messages écologistes et anticolonialistes, mais pas la torture contre les plus faibles.

Laisser perdurer les contenus criminels comme ceux du «Lokal» tout en étant hyper-réactifs contre toute opposition sociale et politiques est donc un choix. Les gouvernants comme les propriétaires de réseaux sociaux choisissent en toute conscience d’abrutir la population. Ils donnent carte blanche aux « live » et aux publications qui déshumanisent et « ensauvagent » la jeunesse, tout en étouffant les voix humanistes.

AIDEZ CONTRE ATTAQUE

Depuis 2012, nous vous offrons une information de qualité, libre et gratuite. Pour continuer ce travail essentiel nous avons besoin de votre aide.

Faites un don à Contre Attaque, chaque euro compte.