Mercredi 20 avril au matin, Manuel Valls se vante de prolonger une nouvelle fois l’état d’urgence pour plusieurs mois, illustration parfaite de la fuite en avant sécuritaire d’un pouvoir au fond du gouffre, définitivement discrédité. Conséquence logique, la journée de lutte du 20 avril devait avoir la couleur des uniformes. En amont, le préfet de Nantes et les médias avaient fait monter la pression, annonçant un siège policier de la ville pour empêcher la manifestation de se tenir. Mais rien n’y fait, ni les arrêtés préfectoraux abjects, ni les policiers cagoulés, ni les grenades de désencerclement envoyées sur des lycéennes : Nantes connaît un soulèvement depuis le 9 mars dernier, et il n’est pas prêt de s’arrêter Retour en deux temps sur la dernière journée de mobilisation avant la grève générale du 28 avril prochain.
Barricades avant la parade
Dès l’aube, plusieurs bâtiments du campus de l’Université de Nantes sont bloqués, signe que le mouvement ne s’essouffle pas à la fac. Mieux, en milieu de matinée, une centaine d’étudiant-e-s partent bloquer le périphérique non loin de l’université. Le rond-point qui sert d’entrée nord à l’agglomération se recouvre de barricades, provoquant immédiatement un important bouchon. Alors que les appels à tout bloquer prennent de l’ampleur, c’est la démonstration qu’il est relativement simple de paralyser les flux.
13h : étudiants et lycéens se retrouvent pour pic-niquer. Des patrouilles de police en civil et en uniforme sillonnent la ville et contrôlent des personnes isolées. Le groupe part donc en cortège écourter certains contrôles, et rappeler à la BAC – déjà surarmée et cagoulée – la détermination intacte des manifestants. Une heure plus tard, place du Bouffay, des centaines manifestants se mettent en route, surveillés de près par un hélicoptère et un énorme dispositif policer. Il y aura plus de 2000 personnes dans la rue au plus fort de l’après-midi. L’ambiance dynamique des premières manifestations n’est pas tarie, des tags fleurissent et des fumigènes crépitent. Un cortège féministe et déter’ se forme derrière une banderole «Les femmes c’est comme les pavés, à force de marcher dessus, on les prend dans la gueule». Ce sont autant de petites victoires, alors que la préfecture avait tout mis en place pour rendre le cortège inoffensif, fade et discipliné. Arrivé devant la préfecture, des litres de peinture rouge aspergent la façade, alors que des CRS en panique, dans les jardins du préfet, peinent à activer une lance à eau, pris sous les projectiles divers. Un tag «Rémi, Zyed, Bouna, on n’oublie pas» est posé sur le bâtiment, alors que le cortège repart pour éviter une proximité malsaine avec un essaim de BACeux. Les locaux du Parti Socialiste, quelques centaines de mètres plus loin, sont également repeints comme c’est désormais la coutume hebdomadaire. Mais l’étau policier se resserre : le cortège ne peut pas emprunter le parcours prévu, enserré de toutes parts par des rangées de policiers casqués, des brigades en civil et même d’une patrouille de voltigeurs à moto. Oui, les socialistes au pouvoir auront franchi toutes les limites, y compris réintroduire, en secret, des brigades de matraqueurs montés sur des deux roues, celles-là mêmes qui avaient été dissoutes après avoir tué Malik Oussekine en 1986. Arrivé à Médiathèque, le cortège est massivement gazé, sans aucune raison ni sommation. Moment de flottement. La tension monte. Une série d’agences d’intérim voient leurs vitrines méthodiquement brisées le long du quai de la Fosse.
Le défilé termine finalement sur l’île de Nantes. Jusqu’ici, il n’y a pas eu de blessés ni d’arrêtés. Le piège policier a été déjoué. Une manifestation dynamique de 2000 jeunes a pu prendre les rues et porter des actions offensives malgré les menaces explicites du préfet. C’est une réussite. Commence alors la deuxième partie de la journée.
L’île de Nantes comme prison
Il n’échappe à personne qu’une île est facile à isoler, et constitue une prison naturelle idéale pour des centaines de policiers – appuyés par une surveillance aérienne – qui veulent briser un mouvement. C’est pourtant sur l’île de Nantes que certains gestionnaires du mouvement ont cru bon d’organiser une assemblée générale. Immanquablement, la BAC pointe son museau et multiplie les provocations en marge du rassemblement. Puis c’est toute une compagnie de gendarmes mobiles qui débarque par des petites rues en tirant des grenades. Des dizaines de policiers viennent fermer la souricière par le pont Anne de Bretagne. La foule est bloquée, mais l’assemblée continue comme si de rien n’était.
Pendant que des centaines de manifestants, les plus fougueux, se font charger et gazer, d’autres continuent à disserter paisiblement, quelques mètres plus loin, sur les prochaines journées d’action. Ambiance. Alors que la nasse se referme les matraqueurs en moto sont systématiquement repoussés par un service d’ordre improvisé, efficace et mobile, en survêt’ et capuches.
Les gaz commencent à saturer l’île, la panique se répand. On cherche une solution collective. Une fois, deux fois, trois fois, des centaines de personnes s’avancent vers le pont, bras en l’air, en suppliant les policiers de laisser les manifestants repartir. À chaque fois, des dizaines de grenades lacrymogènes, de grenades de désencerclement et de balles en caoutchouc sont tirés sur une foule totalement vulnérable, sans aucune raison. Une ribambelle de journalistes, appareils photos et caméras en mains, assiste à cette scène assez ahurissante, qui ne sera pourtant jamais mentionnée dans les médias. Lors d’une salve particulièrement dosée de gaz, la BAC profite de la confusion pour lancer à revers une charge d’une violence inouïe. Une meute noire, surarmée, court vers la foule en brandissant le canon de leurs armes et en tirant à d’innombrables reprises des grenades et des balles en caoutchouc sur les manifestants. Une lycéenne est alors sérieusement blessée par plusieurs impacts d’une grenade envoyée dans ses jambes. En état de choc, incapable de marcher, elle sera hospitalisée. Un homme est également touché à la tête. Un autre est tabassé puis embarqué après avoir trébuché dans le mouvement de panique. Les blessés sont nombreux, souvent mineurs. Ambiance lourde.
«La police avec nous», critique des «casseurs», gilets jaunes : une petite partie des manifestants perd alors la raison. C’est le grand paradoxe de la répression : plus la violence de la police est féroce, plus certains esprits sont prêts à se soumettre à l’uniforme et à blâmer celles et ceux qui se révoltent. Heureusement, ceux-ci sont minoritaires.
Après ces assauts répétés, il est décidé de partir vers le cœur de l’île pour trouver une issue par le seul chemin encore accessible : une allée le long de voies de chemin de fer. Au niveau de la maison des syndicats, toutes les portes viennent d’être fermées à double tour, pour éviter que les manifestants puissent venir s’y réfugier. Un syndicaliste se justifie en disant vouloir éviter l’entrée de «casseurs». «C’est tous ensemble qu’il faut lutter» chanteront-ils aux prochaines manifestations.
Le cortège, qui compte encore des centaines de personnes, parvient tout de même, sous très lourde escorte policière, à retraverser la Loire par le Pont du Général Audibert. Retour dans l’hyper-centre, où une grande partie des manifestants, soulagés, se disperse. Un noyau dur de 300 personnes est déterminé à continuer à tenir la rue, malgré les moments éprouvants qui viennent de s’écouler. Des barricades sont enflammées après de nouvelles salves de gaz. La police cible tout ce qui remue encore, sans aucune distinction. La Place du Bouffay est noyée sous les gaz. Les affrontements dureront jusqu’à 19h.
Malgré la peur, une Nuit Debout se tiendra et abordera le thème des violences policières autour d’un tas de grenades ramassées l’après-midi même. Le lendemain, la presse se contentera de parler de «nouveaux heurts en marge de la manifestation».
Cette nouvelle journée de lutte a montré qu’il est possible de lutter ensemble et de déjouer la répression en restant solidaires, unis dans notre diversité et imprévisibles, mais que le mouvement court un grave danger s’il se laisse canaliser, ou s’il s’expose aux pièges policiers les plus grossiers. Ailleurs aussi, le gouvernement veut écraser la lutte par la terreur, comme en témoigne la mise à sac d’un local de la CNT à Lille ou l’enfermement d’un rassemblement d’intermittents à Paris au moment même où la manifestation nantaise était prise dans une nasse.
Le 28 avril prochain sera une journée de lutte décisive, d’autant plus que les appels à la grève reconductible et aux blocages se multiplient. Nous pouvons mettre le gouvernement en échec. Ensemble, nous sommes invincibles !