Chili : couvre-feu, grève générale et recul du gouvernement

Après 5 jours d’émeutes et de répression militaire et meurtrière, le gouvernement néolibéral du Chili prend peur. Après avoir annulé l’augmentation du prix des tickets de métro, le président Pinera a présenté ses excuses, et fait des concessions sociales. Notamment l’augmentation des retraites, augmentation du salaire minimum, ou baisse du salaire des députés.

La répression a fait plusieurs dizaines de morts, des milliers d’arrêtés. Les soudards du régime ont aussi violé plusieurs manifestantes. Les syndicats ont appelé à la grève générale. Hier et aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes manifestent, et le pays est paralysé. La lutte paie.

Observons que, malgré le haut niveau d’offensivité des manifestants et les dégâts des premiers jours d’émeute, les syndicats ont choisi d’appuyer le mouvement. Tout l’inverse de la gauche française qui, au moment du pic insurrectionnel des Gilets Jaunes, a fait corps avec le gouvernement Macron qui mutilait, emprisonnait, tuait. Lorsqu’il n’y a pas de désolidarisation et de condamnations ridicules de la « violence » des manifestants, la lutte est plus forte.


Une manifestation de soutien au peuple chilien aura lieu à Nantes à 17h, aujourd’hui, Place Royale


Un lecteur présent à Santiago, la capitale chilienne, nous livre un long récit sur la situation :

« Le 18 octobre 2019, Santiago du Chili s’est réveillé. La dignité des chiliens a été attaquée, trop de fois, et la hausse du prix du ticket de métro de 3 centimes d’euros à suffit à mettre le feu aux poudres. Mais le sujet est plus vaste, il s’agit d’une injustice sociale structurelle dans un pays qui se présente comme l’un des plus riches d’Amérique latine alors que sa population vit endettée jusqu’à la tombe.

Le Chili fait partie des 15 pays les plus inégalitaires au monde : le salaire minimum est inférieur à 400 euros par mois mais le prix des denrées est similaire aux moyennes européennes. Absolument tout se paye au prix fort. L’éducation supérieure publique n’existe pas ; pour un parcours universitaire comptez entre 20 et 40 ans d’emprunt. Le système de retraite privé ne laisse qu’une centaine d’euros par mois à des personnes ayant cotisé toute leur vie, soit beaucoup moins de la moitié. Les cartes de crédits permettent réellement de tout payer «à crédit», en plusieurs fois, créant l’illusion d’appartenir à la classe moyenne. Le Chili est un pays qui s’est vu soustraire son droit à l’éducation, à la santé, à l’eau, à l’électricité et à la dignité par une classe politique prédatrice, gavée d’argent public et composée de familles qui détiennent à la fois le capital privé et le pouvoir politique.

“Evadir, no pagar, otra forma de luchar”. Frauder, ne pas payer, une autre manière de lutter.

Cette insurrection du 18 octobre puise son origine dans un mouvement lycéen. Ceux-ci ont commencé à s’organiser en grands groupes pour frauder le métro et dénoncer les augmentations successives de ces cinq dernières années. La réponse gouvernementale fut la répression. Très vite se sont multipliées sur les réseaux sociaux des images de mineurs frappés par les policiers et de bombes lacrymogènes lancés dans les souterrains du métro de Santiago. Devenues virales, ces vidéos devinrent le symbole d’un gouvernement incapable d’ouvrir un dialogue démocratique, préférant utiliser la force même contre des mineurs pour protéger des intérêts d’entreprises privées. Un sentiment de honte et de colère prospéra dans l’opinion publique chilienne et se transforma en un soutien dans la rue, propulsant le mouvement étudiant en un mouvement nationale et bientôt une insurrection populaire historique.

Après une semaine d’actions de fraude par les lycéens, les étudiants universitaires les ont rejoints pour construire des barricades sur l’Alameda centrale, autant de feux de joie qui ont bloqués l’artère centrale de la ville et obligés des milliers de chiliens à marcher pour rentrer chez eux. Mais c’est à partir de la nuit tombée qu’ont commencé à se murmurer les mots «eso es historico [c’est historique]». Tous les coins de rues se sont enflammés. La tour Enel, l’entreprise privée qui gère l’approvisionnement en électricité du pays est brûlée.

Les affrontements entre la police et les jeunes chiliens se sont propagés dans toute la ville jusqu’au communes périphériques, les poblaciones, où la pauvreté, la délinquance et l’injustice sociale sont les plus fortes. La ville entière brûle et les gens restent dans la rue, les policiers sont dépassés par la violence dans les poblaciones et ils désertent le centre-ville. L’état d’urgence est aussitôt annoncé et les militaires sont lâchés dans les rues.

Les militicos, les militaires. Ce simple nom a enfoncé une lame brûlée à la chaux dans la plaie encore ouverte du trauma collectif de la dictature. De l’inconscient des chiliens de plus de 40 ans surgissent les images de leurs frères et sœurs disparus à jamais ou retrouvés mort dans un coin de rue. Un épais nuage de peur pénètre les chaumières où résonnent encore le bruit continue de la télévision, mais chez beaucoup d’autres la propagande ne prend plus et la mascarade du message médiatique ne permet pas de masquer la réalité sociale du pays.

“No son treinta pesos, son treinta años”. Ce ne sont pas trente pesos, ce sont trente années.

Trente années au cours desquels furent déployé sans frein le modèle néolibéral par la droite comme par la gauche. Trente années dans le contexte psychologique de la post-dictature qui paralyse le peuple face à la violence institutionnelle. L’injustice sociale est la cause de cet embrasement. Rien d’autre. Le 19 octobre. Le Chili, tout entier, s’est réveillé et la peur ne prend pas chez tout le monde.

Au cours de cette deuxième journée d’insurrection de nombreux supermarchés sont pillés puis brûlés. Sont aussi brûlées des banques, des sièges de journaux, des bus et bien d’autres édifices dont la charge symbolique est puissante. La colère est presque uniquement dirigée vers ces infrastructures qui symbolisent la violence structurale d’une économie entièrement livrée au secteur privé. Quand le couvre-feu prend effet à 22 heures, de nombreuses personnes restent dans les rues pour protester, on tape sur les casseroles, on enflamme les carrefours et commencent à apparaître des divisions au seins des manifestants autour de la question de l’usage de la violence.

“El pueblo unido, jamás será vencido”. Le peuple uni, jamais ne sera vaincu.

Le dimanche 20 octobre, la journée est plus calme, les chaînes de télévision d’actualité en continue et les radios nationales évitent de traiter du problème de fond et appellent à ne pas croire ce qu’il se dit sur les réseaux sociaux. Rapidement on entend parler de «groupes de délinquants organisés», les déclarations du président milliardaire Sebastian Piñera et de ses ministres sont diffusées en boucle : ils condamnent les dégradations, prônent l’état de droit, l’ordre public, la sécurité des personnes et des biens et affirme que le Chili est en guerre.

Ces déclarations ont pour but de diviser le peuple, en plaçant le débat autour d’une dialectique qui présente d’une part, les manifestants violents comme des délinquants auxquelles il faut déclarer la guerre et, d’autres part, les manifestants pacifiques qui doivent protéger leurs maisons et leurs commerces contre les premiers. Les télévisions parlent de marchés, de boutiques de quartier et d’habitations saccagés pour démontrer que cette violence n’est pas politique, qu’elle n’est pas idéologiquement liée au mouvement de contestation.

Signe que le message médiatique prend, certains chiliens descendent défendre leurs maisons et les supermarchés en s’opposant physiquement aux groupes qu’ils considèrent comme étant capable de tout détruire. Les télévisions s’en régalent et viennent interroger ces groupes pacifiques afin de continuer de construire un discours dépolitisant les violences. Dans la rue, éclatent de nombreux débats et beaucoup de chiliens sont en colère de voir leurs compatriotes défendre des supermarchés, défendre le porte-monnaie des ultra-riches qui les volent depuis tant d’années, au même moment où les militaires tuent. Heureusement, les réseaux sociaux permettent aux chiliens de s’informer.

À 18 heure, le couvre-feu prend effet, beaucoup de personnes désobéissent et les militaires ont le feu vert pour faire ce qu’ils veulent. Toujours plus de vidéos apparaissent sur Instagram et Facebook et montrent une autre image de la répression : des policiers ont organisés le pillage des marchés, apparaissent des visages de personnes disparues, de corps déposées dans les rues au petit matin, de militaires tirant à balle réelles sur les manifestants. Officiellement, on décompte déjà 15 morts, divers cas de viols par des militaires et des dizaines de disparitions. Les vidéos montrant des cadavres se multiplient et le nombre officiel ne semble pas coller à la réalité.

“Sebastian Piñera renuncia”. Sebastian Piñera démission.

Le lundi 21 octobre, la grève nationale est appelée. Les affrontements reprennent de plus belles et aucune possibilité de dialogue démocratique n’est mis en place par le gouvernement chilien. Au contraire, la répression s’intensifie et la liste des personnes tuées continue de s’agrandir. Les contestations se cristallisent autour de la figure du président chilien.

À partir de la mise en place de la dictature militaire du général Augusto Pinochet diligentée par la CIA, le Chili fut le laboratoire du néolibéralisme sur le continent grâce à l’influence des Chicago Boys. Sebastian Piñera est le symbole de l’aboutissement de ce système. Il est milliardaire, possède des milliers d’hectares de propriétés privées dans le pays, sa famille est partout, le ministre de l’intérieur est son cousin, son frère a mis en place le système de retraite privé auxquelles les chiliens sont obligés de cotiser, et la liste est longue. Les chiliens appellent en cœur à sa démission. Pourtant, tous les médias nationaux, qui appartiennent à deux familles, persistent à évacuer le problème de fond.

Le mardi 22 octobre, le couvre-feu continue à être appliqué, les chiliens continuent à mourir sous les balles, les images d’exactions policières et militaires continuent d’affluer de tout le pays. Dans les poblaciones, on annonce que les narcotrafiquants ont pris le contrôle, d’autres disent que ce sont des policiers en civil. Les vidéos commencent à être analysées et regroupées. De nombreuses organisations collectent précieusement ces vidéos citoyennes qui sont la seule source d’information. Celles-ci sont méthodiquement supprimées des plateformes d’Instagram et de Facebook mais de nombreuses personnes continuent inlassablement à les,remettre en ligne.

“¿Cuál es el nombre de los desaparecidos? ” Quel est le nom des disparues.

Au matin du mercredi 23 octobre, une nouvelle journée de grève nationale est annoncée et les affrontements se poursuivent partout dans le pays. Les groupes qui ont recensés les vidéos parlent de plus de 40 morts, et de centaines de disparus. Parallèlement, les médias adoptent une nouvelle stratégie médiatique, on présente les militaires en train de jouer au football avec les citoyens, les protégeant contre les délinquants mais aussi contre la police. Le doute est subtilement disséminé.

Cependant, le Chili est un pays où l’oppression est trop évidente, où le modèle économique est trop inégalitaire et la majorité des chiliens en sont trop conscients pour se laisser faire. La parole s’ouvre sur les places publiques, des personnes de tous âges et de tous horizons viennent la prendre pour expliquer de quelle manière ce pays leur a volé leur vie et leurs rêves, et comment ils comptent en donner une meilleure à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Les jeunes, qui sont à l’origine du mouvement, n’ont pas peur, les jeunes ne regardent pas la télévision. Les jeunes connaissent l’histoire de la dictature et sont prêts à assumer le prix de leur insurrection. La stratégie du choc ne prend pas.

“Chile despertó”. Le Chili s’est réveillé. »


Photos : Pablo Patarin et Bruno Tiz Mey

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