Nûdem Durak, chanteuse emprisonnée par le régime turc


Interview exclusive avec l’écrivain Joseph Andras, soutien actif de Nûdem Durak


Dessin de Nûdem Durak jouant de la guitare

Nûdem Durak, chanteuse kurde originaire de Turquie, est incarcérée depuis 2015 à la prison de Bayburt, dans le nord-est de la Turquie. En 2015, elle écopait de 19 ans de prison pour «propagande terroriste». Mais sous ce motif, ce qu’on lui reproche réellement, c’est d’avoir chanté la liberté, porté la voix du peuple kurde, que ses chansons aient été reprises en manifestation. Ce n’est pas anecdotique si sa guitare a été brisée par l’un des gardiens de la prison. Le régime d’Erdogan cherche à faire taire les opposant-es et les artistes, rien de nouveau pour un régime autoritaire. Ce qu’ils ne comprennent pas – et ne comprendront sans doute jamais – c’est que les idées et la musique ne s’enferment pas. La voix de Nûdem Durak ne s’est pas éteinte. Elle n’est pas seule : un comité de soutien a été créé en 2020. Joseph Andras, qui en fait partie, nous donne aujourd’hui de ses nouvelles. Entretien.

Peux tu nous expliquer quelles sont les conditions d’enfermement de Nûdem Durak ? Quels sont ses liens avec l’extérieur ?

Elle est emprisonnée depuis avril 2015. Sept ans, donc. Elle doit sortir en 2034. Elle partage sa cellule avec des codétenues dans des conditions que sa mère, au cours d’un entretien donné à un média kurde, a récemment qualifiées d’«humiliantes». Elle ajoutait que les détenues ne racontent pas tout à leurs proches, «du fait de leur fierté», mais que le harcèlement est quotidien. Cela dit, la campagne Free Nûdem Durak a permis, dans une mesure qu’il est évidemment difficile d’évaluer, l’amélioration de ses conditions de détention. Je le tiens de l’un de ses deux avocats et de sa famille. Les autorités pénitentiaires savent qu’elle bénéficie désormais d’une certaine attention médiatique – après les messages de soutien d’Angela Davis, Noam Chomsky, Ken Loach, David Graeber, Yanis Varoufakis ou encore Roger Waters des Pink Floyd. Elle a, comme tout le monde, droit à dix minutes de téléphone par semaine avec sa famille. Un droit qui peut du reste être suspendu à tout instant, autrement dit à la moindre «punition». Nûdem Durak en a déjà fait l’objet. Elle vient enfin de recevoir la visite de deux parents – durant toute la durée la pandémie de Covid, ce droit a été suspendu. Mais, stratégie répressive globale oblige, elle est détenue à l’autre bout du pays. Il n’est pas simple pour sa famille d’effectuer le déplacement. Tant en termes de temps que d’argent. Ses parents sont âgés et sa famille très modeste. Elle ne voit donc que peu de monde. Les premiers temps de sa détention, elle avait sa guitare : un gardien l’a brisée. Elle a récemment pu en obtenir une nouvelle. Jusque-là, la direction avait refusé. Nûdem Durak peut également recevoir et envoyer du courrier – contrôlé par la prison, bien sûr.

Au printemps 2020, elle avait des problèmes de santé et souffrait d’une affection de la thyroïde, quelles sont les dernières nouvelles ?

Elle est toujours malade. Elle souffre d’ostéolyse – une maladie des tissus osseux – et d’un goitre toxique : elle a développé ça en prison. Elle reçoit un traitement mais il lui faudrait être opérée de la gorge. Chose à laquelle elle se refuse, pour l’heure, car on lui a fait savoir que le risque de perdre sa voix – pour chanter – était grand.

En tant que prisonnière politique, peut-elle poursuivre son combat malgré les conditions ?

Elle a participé au mouvement carcéral de grève de la faim, initié par la députée Leyla Güven fin 2018. Quelques mois plus tard, le HDP comptabilisait quelque 3 000 prisonniers grévistes.

Un nouvel avocat devait se saisir de son dossier : est-ce qu’on en sait plus aujourd’hui ?

Deux avocats ont la charge de son dossier. Mais, juridiquement, tout est bloqué. La famille réclame en vain une révision, une réouverture, bref, un nouveau procès. Nûdem Durak avait exigé de se défendre en kurde ; elle n’a donc jamais eu l’occasion de se défendre du tout. Son procès est un montage grossier. Une pure construction policière. Elle n’est évidemment pas la seule à faire ainsi les frais de la «justice» telle que promue par l’État turc. On évalue généralement le nombre de prisonniers politiques à 80 000. Mais si Nûdem Durak n’est qu’un «cas» parmi tant d’autres, tout aussi iniques, l’un de ses avocats avance toutefois que sa peine, au regard de son statut d’artiste et non de militante organisée, est particulièrement brutale.

Tu fais partie du comité de soutien qui milite pour sa libération. Qu’est-ce qui t’a poussé vers ce combat ?

J’avais découvert son histoire en 2019, presque par hasard : un petit reportage produit par Al Jazeera. Je suis entré en contact avec Nûdem et j’ai noué des liens amicaux avec sa famille. Ce comité est né d’une évidence : individuellement, dans pareille situation, rien n’est possible. Il fallait imaginer une force collective.

Comment fonctionne le comité ?

Il s’est constitué en France autour de quelques personnes qui, pour la plupart, avaient un autre pied ailleurs : au Chili, en Turquie, en Algérie. La perspective internationaliste était donc centrale. Je dis «internationaliste» à dessein : il ne s’agit pas de solidarité «humanitaire». Nûdem Durak ne chantait pas des bluettes. Nous ne voulions pas la dépolitiser : ce n’est pas une simple affaire de langue kurde. Je tiens à préciser qu’une première initiative de soutien avait vu le jour en Allemagne, en 2016, sous le nom de «Song for Nudem Durak». Ce groupe n’était plus actif au moment de notre constitution, mais nous les saluons.

De quelle façon peut-on manifester son soutien ?

Il n’y a qu’une seule chose à faire : porter la voix des détenus. Les relayer. Parler d’eux, de leur lutte, de leurs idées. Les laisser dans le silence, c’est les embastiller deux fois. N’importe qui peut donc, pour s’en tenir à Nûdem Durak, parler d’elle sur les réseaux sociaux. Imprimer des affiches, dessiner, écrire, chanter, jouer de la musique. Tous les soutiens sont bienvenus. Nûdem suit – comme elle le peut – l’évolution de la mobilisation. Elle y trouve de la force. Sa famille aussi. Et, comme le disait il y a quelques jours l’un de ses avocats, Nûdem Durak est devenue «un symbole» : celui de la résistance kurde face à l’oppression historique, celui, aussi, de la politique répressive, arbitraire et fanatique de l’État turc.

Avez-vous des contacts avec des militants turcs ?

Oui. Le comité compte une libertaire franco-turque et nous bénéficions, par exemple, du soutien déterminé de l’écrivaine et militante Pınar Selek. Nous discutions la semaine dernière avec une autre écrivaine turque, exilée, qui ne devrait pas tarder à prendre position. Le journaliste Can Dündar, lui aussi exilé, a par deux fois appuyé la mobilisation.

Qu’est-ce qui, selon toi, pourrait influer sur son emprisonnement et provoquer sa libération ?

Influer, comme je te le disais, on peut dire que c’est fait. Maintenant, sa libération… Le pouvoir en place est implacable. Lorsqu’il libère des prisonniers, comme on l’a vu durant la pandémie, ce sont seulement ceux de droit commun. Ainsi d’Alaattin Cakici, célèbre chef mafieux. En l’absence d’un nouveau procès – qui, estime sa famille, pourrait conduire à sa libération si Nûdem avait enfin l’occasion de se défendre et d’être jugée en fonction de deux ou trois principes, fussent-ils sommaires, de droit –, une hypothèse réaliste serait – toujours selon sa famille – un changement de gouvernement à la faveur de la prochaine présidentielle, à savoir 2023. Lequel entraînerait une amnistie. Voilà qui en fait beaucoup, des «si»… Je m’accroche pour ma part à une phrase que Pasolini a prononcée lors de son ultime entretien : «Je sais qu’en tapant toujours sur le même clou, on peut arriver à faire s’écrouler une maison». J’ignore ce qui adviendra. Je crois seulement que ce qui est fait, ici et là, n’est pas vain.

En Turquie, et ailleurs, chanter, danser peuvent être des actions réprimées violemment. De quoi un gouvernement a t-il peur ? La musique, le chant, la danse comme autant d’actes révolutionnaires ?

Amnesty International qualifie la Turquie de «plus grande prison au monde pour les journalistes». Il faut effectivement ajouter les artistes, les écrivains et les militants. Le régime d’Erdogan est une machine à broyer. Il y a quelques jours, on pouvait lire dans la presse turcophone qu’une femme kurde était jugée, par la Haute cour pénale de Mardin, pour avoir partagé sur Internet un dessin zapatiste.
Lequel dessin aurait un lien avec le PKK – naturellement. Le bureau du procureur a dès lors réclamé une peine pour «propagande pour une organisation terroriste». Cette femme a été acquittée, mais ça vous donne une petite idée de l’ambiance ordinaire de terreur. Cela dit, ce n’est pas nouveau : voyez comment le chanteur populaire Ahmet Kaya a été traité avant la prise de pouvoir de l’AKP – et, en novembre dernier, sa tombe était vandalisée à Paris. Même mort, il trouble les nationalistes. Tous les pouvoirs autoritaires et fascistes ont toujours redouté les artistes : censure, prison, assassinat ciblé.

Un journaliste kurde de Turquie, Irfan Aktan, a publié il y a peu un article à propos de Nûdem Durak. Il y avance que les «yeux locaux de l’État» la surveillaient et qu’ils l’ont sans doute si lourdement frappée pour que sa voix, «si susceptible de briller davantage», n’ait plus jamais cette opportunité. C’est qu’elle était une simple chanteuse locale, connue de la scène musicale de la ville de Cizre – l’équivalent d’Amiens, en termes de population. Nous continuerons donc de porter sa voix.


Dessin : La Selva

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