Berlusconi : symbole d’une époque


Capitalisme décomplexé, monopole médiatique, abrutissement de masse et porte ouverte au fascisme : analyse


Berlusconi lève la main pour faire coucou, mais son visage orange reste figé par le Botox

Bonne nouvelle, Silvio Berlusconi est mort le 12 juin à l’âge de 86 ans. Mauvaise nouvelle, le Berlusconisme est plus vivant de jamais. Il est même devenu la nouvelle manière dominante de faire de la politique, en Italie et ailleurs. Au cours de sa longue carrière, le milliardaire italien lié au crime organisé a acheté un empire médiatique au service de sa carrière, a transformé la scène politique en marécage avant de porter l’extrême droite au pouvoir. Itinéraire d’un précurseur de l’époque, au croisement de Trump, Macron et Hanouna.

Champ de ruines

Dans les années 1970, l’Italie est la pointe avancée de la contestation sociale. On y trouve le plus puissant Parti Communiste d’Europe, un mouvement autonome organisé, des offensives révolutionnaires ambitieuses, une agitation féministe et écologiste très en avance. 20 ans plus tard, L’Italie est un cauchemar politique.

Après la chute du bloc de l’Est, la gauche disparaît en quelques années. Le puissant Parti Communiste, qui cumulait jusqu’à 34% des voix aux élections, s’autodissout. Avec lui, c’est toute la gauche qui s’effondre comme un château de cartes. L’échiquier politique italien issu de la Résistance, partagé entre deux forces issues de l’après-guerre, les communistes et les démocrates-chrétiens, est devenu un champ de ruine. Sur fond de désillusions et de scandales, la politique italienne se transforme en grand spectacle avec l’irruption au centre du jeu de personnages aussi vulgaires que médiatiques. Et dans cette nouvelle configuration, c’est Silvio Berlusconi qui s’impose.

Milliardaire providentiel

Silvio Berlusconi fait fortune dans l’après-guerre. Il profite de la reconstruction pour bâtir sa fortune dans le béton avant d’acheter un empire médiatique et d’investir le monde du football et de la politique. Homme d’affaire agressif, il s’empare de chaînes de télévision, du club du Milan AC, d’entreprises du monde de l’édition et des assurances.

Mais pour réussir ce juteux business, Berlusconi a besoin de réseaux. Il soutient le secrétaire général corrompu du Parti Socialiste Italien dans les années 1970 et intègre la célèbre loge P2. Il s’agit d’un réseau franc-maçon anti-communiste qui organise en Italie la «stratégie de la tension». Des attentats à la bombe et autres barbouzeries destinées à éliminer la gauche italienne, voire à provoquer un coup d’État, sur fond de guerre froide. La loge P2 fut démantelée après que son projet d’établir des États fascistes dans toute l’Amérique du Sud : un État dans l’État regroupant des élus, des diplomates, des journalistes, des aristocrates et des grands patrons. À cette époque, l’OTAN structure en Italie, comme dans le reste de l’Occident, le «réseau Gladio», une armée secrète composée notamment de fascistes dont le but est d’éviter toute avancée communiste en Europe de l’Ouest.

Berlusconi est fait «chevalier de l’ordre du Mérite du travail» en 1977, ce qui lui vaut son surnom de «Cavaliere», largement utilisé ensuite en politique. Il accroît son empire dans le secteur des assurances et des produits financiers et continue d’augmenter son influence dans les médias et la politique italienne. L’achat du Milan AC lui permet d’accroître encore sa popularité dans sa ville natale, et en profite pour faire le ménage dans le groupes de supporters du club, historiquement à gauche.

Dans sa liste des milliardaires en 2004, le magazine Forbes cite Berlusconi comme étant la personne la plus riche d’Italie, avec un patrimoine estimé à 12 milliards de dollars américains.

Politique Spectacle

Berlusconi était déjà bien installé au sein du pouvoir, puisqu’il est ministre des Affaires étrangères dès les années 1980.

Mais dans les années 1990, profitant de la nouvelle donne politique, Berlusconi crée un nouveau parti comme on lancerait une nouvelle marque. Un produit marketing baptisé «Forza Italia». Le mouvement est construit sur le modèle d’une entreprise, en-dehors des grands partis, et avec le soutien de la Mafia calabraise. C’est un objet publicitaire à son service. Le milliardaire joue sur son image d’entrepreneur à succès et sur les victoires de son équipe de foot. Il contrôle toute sa communication, organise une campagne électorale obscène avec une débauche de moyens, relayée par ses chaînes de télé. Berlusconi devient ainsi le nouveau chef de la droite.

Sa première campagne en 1994 est un succès qui l’installe au sommet de l’État. Il sera propulsé Président du Conseil à quatre reprises entre 1994 et 2011, chef de gouvernement pendant 3339 jours, député de façon ininterrompue de 1994 à 2013. Il n’a été empêché de se représenter qu’après une condamnation pour corruption, mais il est tout de même élu député européen en 2019 et sénateur jusqu’en septembre dernier. Jusqu’au dernier souffle.

Tout aura été artificiel dans la communication et l’image du politicien. À la fin de sa vie, Berlusconi est tellement botoxé qu’il a fini par ressembler aux marionnettes qui le caricaturent.

Politique spectacle, soutien des médias et des patrons, parti vide imaginé comme une marque de lessive, mélange consanguin entre politique et entreprise… Ça ne vous rappelle personne ?

Porte ouverte au fascisme

En 20 ans au sommet du pouvoir, Berlusconi aura multiplié les scandales, les propos sexistes et racistes. En 2010, alors qu’il est septuagénaire, le politicien organise des orgies dans une villa luxueuse en compagnie de prostituées mineures : l’affaire éclate sous le nom de «bunga bunga». Un «Cavaliere» bien peu «chevaleresque». Mais cela n’écorne même pas sa carrière.

Le milliardaire politicien se définit comme anticommuniste depuis l’enfance, il apporte son soutien aux néofascistes du MSI dès 1993. Durant ses mandats, il ne cessera jamais d’écraser ce qu’il reste de la gauche italienne et de banaliser le retour de l’extrême droite.

Avec «Forza Italia», il met en avant les valeurs du travail et de la famille. Il accuse les magistrats qui le poursuivent d’être des «communistes». Rhétorique reprise ensuite par son imitateur Sarkozy.

Il affirme aussi que Benito Mussolini «n’a jamais tué personne» et s’insurge contre le «politiquement correct». Toute sa carrière, il agite le fantasme un «communisme» qui n’existe plus pour justifier des politiques toujours plus à droite et des logiques ultra-libérales. Berlusconi n’hésite pas à s’allier avec les partis néofascistes, jusqu’ici marginaux : il les propulse au gouvernement et les fait ainsi monter dans les urnes en les légitimant.

En 2001, il déchaîne une répression féroce lors du sommet du G8 à Gênes. Les unités les plus violentes de la police italienne sont envoyées pour frapper, arrêter et terroriser les altermondialistes. Il y a des centaines de blessé-es. Un jeune manifestant, Carlo Giuliani, est tué d’une balle dans la tête. Un centre social est envahi par la police et tous ses occupants passés à tabac. Des cas de torture et d’atteintes sexuelles ont lieu dans les commissariats. Amnesty International parle de «la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale». Les responsables resteront impunis et les manifestant-es comme Vincenzo Vecchi seront pourchassé-es par la justice pendant des années.

Berlusconi s’imagine même modifier la constitution italienne, selon lui «d’inspiration soviétique» car rédigée par les forces issues de la Résistance, pour la transformer en régime présidentiel sur le modèle français. Autrement-dit assurer la stabilité de l’État au détriment de la représentativité démocratique.

En 2013, lorsqu’une condamnation met un frein à son pouvoir, les partis d’extrême droite sont en force et le climat démocratique est en lambeau, entre abstention, résignation et retour du fascisme. À la fin des années 2010, la Lega de Matteo Salvini remporte d’importantes victoires aux élections, et «Forza Italia» n’est plus la force dominante de la droite italienne. Aujourd’hui, le mouvement de Berlusconi n’est plus qu’un partenaire minoritaire de la coalition menée par la néofasciste Giorgia Meloni. Désormais, c’est Meloni qui envisage de réécrire la Constitution italienne.

Une nouvelle façon de faire de la politique

Dès 1986, Berlusconi avait essayé d’exporter son modèle médiatique en France. Il lançait «La Cinq», sur le modèle de «Canale 5» en Italie. Une chaîne à base de talk-shows, de divertissements abrutissants, de séries américaines et de femmes dénudées. Le modèle ne prend pas. La chaîne doit s’arrêter en avril 1992 après 3,5 milliards de francs perdus en sept ans.

Berlusconi avait en fait 20 ans d’avance. La Cinq et son spectacle, ses paillettes et ses informations en continu préfigurent BFM et Cnews. Ses émissions vulgaires sont les ancêtres des shows de Cyril Hanouna.

D’ailleurs, Canale 5, Italia 1 et Rete 4, les chaînes de Berlusconi, ont été décisives pour influencer les élections italiennes. Une étude de 2019 a démontré que «les téléspectateurs ayant eu accès aux émissions de divertissement et aux actualités biaisées de ces chaînes dès le début des années 1980, à un très jeune âge, furent plus réceptifs aux slogans simplistes de Berlusconi lors de son entrée en politique aux élections de 1994». Comment ne pas y voir le miroir de la scène politique française actuelle, avec l’empire Bolloré et les chaînes sous contrôle de Macron ?

Berlusconi a réalisé une contre-révolution politique et culturelle. Il est mort, mais le Berlusconisme est partout. Sur les plateaux télé du monde entier. À l’Élysée lorsque Macron et Sarkozy avant lui frappent sur la gauche et flattent l’extrême droite. Dans cette classe politique corrompue et obscène, aux ordres des riches, celle d’Eric Ciotti et de Marlène Schiappa. Derrière les grognements sexistes de Donald Trump et la répression «anti-communiste» de Bolsonaro. Ou derrière les mensonges quotidiens de l’infotainment privatisé.

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